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Portrait d’un antimilitariste

Raymond Rageau, 1915-1993

Le jeudi 4 février 1993.

Il ressemblait à Jacques Tati, mais il avait aussi quelque chose de Pierre Dac. Il promenait dans la vie cette élégance qu’on apprend pas à l’école, et l’on devinait derrière son humour très anglo-saxon une aptitude bien particulière à la souffrance.

La première fois que je l’ai vu, c’était en 1976. Les militaires me poursuivaient pour injures et Thérèse était venue me remonter le ,moral, qui était ba. Elle était entrée seule à la maison, Raymond restant dans la Dyane stationnée sur le trottoir. Si bien que la première fois que je l’ai vu, je ne l’ai pas vu.

Ça s’est très vite arrangé, quand Thérèse m’a demandé d’écrire pour l’Union pacifiste. J’ai rencontré ce grand type qui m’a tout de suite traité de grand con qui lui arrive à l’épaule ! par la suite, il a rectifié en pauvre. Pauvre con de plouc, va ! Qu’est-ce que tu veux voire ?

Il avait remarqué que, finalement, j’étais plus pauvre que grand. Et tout de suite on s’est très bien compris. Peut-être parce que ce scientifique était un « honnête homme », façon grand siècle. Il avait des lumières de tout ; il faisait la synthèse des choses avec la rapidité d’un ordinateur.

Et puis, il appréciait la littérature.
— « Mais si, tu sais bien, c’est dans Féerie par une autre fois… T’as pas lu Paraz ? Ah ! t’est vraiment un plouc. Regardez-moi ce con, mais qu’est qu’ils t’ont appris dans ton Berry ? »

On n’avait pas besoin de lui dire que Rabelais était un génie ou Duras une emmerdeuse. « Terribile emmerdato ! »… Pour Céline, pas de commentaire. Un simple acquiescement et un froncement de sourcils. Admiration quasi muette devant l’expression supérieure d’un génie inquiétant : « C’est le plus grand ! Mais il est cinglé ! »

Un seul jour, je l’ai vu s’attendrir sur le mode sérieux : « Quand je pense qu’on n’aurait pu ne pas rencontrer. Ç’aurait été dommage, hein, pauvre con ? »…

Il faisait une importante consommation de ces mots réputés gros et qui sont en fait tout petits. Ça énervait les gens qui n’aiment pas les mots, justement.

Je ne veux pas raconter les fins de journée à Boulogne, les étés à Peyrat-le-Château, les bouteilles descendues à Déols, les connivences, les complicités, les plaisanteries sur les militaires, qu’il présentait toujours comme de sanglants crétins…

Son père était mort dans les héroïques boucheries de l’été 14. Il était né au printemps 1915. Il avait gardé la haine indéfectible de la guerre, et il n’a jamais fait aucune concession à son idée fixe, une idée qu’il avait rencontrée chez son ami Louis Lecoin : le désarmement unilatéral. Une idée fixe, qui avance quand même, tous les ans un peu plus.

Sans le vouloir, il est une partie de la mémoire des anarchistes, et il faudra bien qu’un jour quelqu’un fasse l’histoire de son parcours exemplaire. Le parcours du non combattant.

À Thérèse Collet, l’intrépide compagne de ce tonitruant pourfendeur de la connerie, adressons un fraternel salut.

Guimou de la Tronche