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Les Libertaires face au négationnisme

Le jeudi 11 janvier 2001.

Depuis quelques années, le mouvement libertaire se trouve curieusement embarqué sans très bien comprendre ce qui lui arrive dans des débats qui tournent autour du négationnisme. Les médias publient avec délectation des articles sur les « libertaires et l’ultra-gauche », les deux courants étant amalgamés dans leur prétendue adhésion aux thèses révisionnistes. Certains ex-staliniens reconvertis dans l’antifascisme pur sucre partent en croisade contre les alliances des « rouges-bruns » en n’oubliant pas d’y inclure le mouvement anarchiste en s’appuyant sur quelques cas bien particuliers. Les éditions Reflex publient une brochure, intitulée Libertaires et "ultra-gauche" contre le négationnisme, dans laquelle finalement aucun libertaire ne figure au sommaire. Dernièrement, c’est le cinéaste Jacques Tarnero, dans son film Autopsie d’un mensonge : le négationnisme (sortie prévue le 17 janvier) qui donne la parole à un certain Georges Fontenis, militant marxiste-libertaire, pour laisser planer le doute sur la Fédération anarchiste.

Le négationnisme
Le négationnisme consiste à nier tout simplement la réalité du génocide perpétré contre les juifs pendant la Seconde guerre mondiale ou tout au moins à nier l’intentionnalité de celui-ci. Les juifs seraient morts des mauvaises conditions de leur détention, de maladie, de malnutrition, etc., dans ce qui n’était que des camps de travail, mais pas d’une intention délibérée des nazis de les exterminer. Ainsi, les chambres à gaz n’auraient tout simplement jamais existé et seraient le résultat d’une machination organisée après la guerre par un prétendu « complot juif international ». De même, l’un de leurs arguments consiste à affirmer qu’il n’y avait pas de documents prouvant la livraison de gaz vers les camps, ou que les murs des chambres à gaz ne recèlent plus, cinquante ans après, de traces de gaz. Ils affirment également que l’expression « solution finale » du problème juif ne se rapportait pas à leur extermination mais à leur transfert vers l’Est.

On sait pourtant que la solution finale a été décrétée le 20 janvier 1942 à Wansee pour les juifs et pendant le printemps de la même année pour les Tziganes.

Le cas Rassinier
Après la guerre, c’est, curieusement, un ancien déporté, Paul Rassinier, qui reprend à son compte l’entreprise de désinformation commencée par ses propres bourreaux nazis. Membre du parti communiste en 1922, il se rallie vite à l’opposition de gauche. Exclu en 1932, il fonde avec d’autres la Fédération communiste indépendante de l’Est qui fusionne avec le Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine. En 1934 il adhère à la SFIO. Après l’occupation, il participe à la création du mouvement de résistance Libération Nord. Il est arrêté en 1943 par la Gestapo et torturé, puis déporté à Buchenwald puis à Dora, qui étaient des camps où les détenus communistes avaient une grande influence.

Après sa libération il développera une haine féroce contre la direction clandestine de ces camps, essentiellement composée de communistes. Il publie en 1948 un premier livre autobiographique sur les camps, dans lequel il dénonce les violences des kapos qui étaient, selon lui, le plus souvent membres du Parti communiste et qu’il accuse d’avoir été pires que les SS. En 1950, Rassinier écrit Le Mensonge d’Ulysse et critique systématiquement les autres témoignages sur la déportation, les considérant comme inexacts. On y lit notamment : « Mon opinion sur les chambres à gaz ? Il y en eut : pas tant qu’on croit. Des exterminations par ce moyen, il y en eut aussi : pas tant qu’on l’a dit. » En fait Rassinier n’a objectivement aucune compétence pour juger de la question ; plus précisément son expérience personnelle de la captivité ne lui donne aucune compétence en la matière, puisqu’il était dans un camp où il n’y avait effectivement pas de chambre à gaz.

Rassinier et les libertaires
L’adhésion de Rassinier au mouvement libertaire a été parfaitement opportuniste. Il cherchait désespérément un auditoire et le moyen de se faire publier. Il a effectivement dupé, abusé beaucoup de gens, et on pourrait faire l’histoire de ses manipulations. Lorsque, en 1950, David Rousset évoque l’existence de camps staliniens, Rassinier envoie au Libertaire deux articles sur « Le Problème concentrationnaire » qui paraissent le 10 et le 17 février 1950. Dans ces articles, il se limite à montrer que le phénomène concentrationnaire dépasse largement le cadre de l’Allemagne hitlérienne et il dénonce les tentatives de défense de l’URSS orchestrées par Sartre et Merleau-Ponty. Lorsque paraît « Le Mensonge d’Ulysse », en octobre 1950, une vigoureuse réaction contre cet ouvrage se manifeste dans Le Libertaire, le 3 novembre et le 15 décembre.

Exclu de la SFIO en 1951, Rassinier adhère à la nouvelle Fédération anarchiste, issue de la scission de 1953. Parallèlement, des articles soutenant les thèses de Rassinier et dont la signature utilise le nom de son lieu de naissance, paraissent dans Rivarol, journal d’extrême droite. À l’initiative de Maurice Laizant, une enquête est menée. Rassinier, démasqué, est alors exclu de la Fédération anarchiste. On peut lire en novembre 1964 dans Le Monde Libertaire nº 106 : « Nous tenons à rappeler que depuis 1961 il [Paul Rassinier] n’appartient plus à notre organisation, son attitude nous étant apparue plus que suspecte, et depuis plus longtemps encore il ne collabore plus à notre journal. En conséquence, nous affirmons catégoriquement que nous n’avons rien à voir avec ce personnage qui nous est totalement étranger. »

Ce ne sont pas les thèses révisionnistes de Rassinier qui recevaient un bon accueil dans le mouvement libertaire de l’époque. On oublie qu’il a fait pendant un moment des conférences communes avec David Rousset. Les choses à l’époque n’étaient pas aussi claires qu’elles le sont devenues a posteriori. Avant que Rassinier ne soit démasqué par des militants de la Fédération anarchiste, la presse libertaire ? Le Monde libertaire, Contre-courant ? informait les lecteurs de ses conférences, mais celles-ci traitaient surtout d’économie et avaient un caractère anticapitaliste. C’est ce que les militants de l’époque retenaient de ses écrits. Ses idées négationnistes n’étaient pas connues, et encore moins publiées par le mouvement libertaire, et c’est parce que certains militants, dont Maurice Laizant, soupçonnaient qu’il développait de telles idées, sous un autre nom, qu’une enquête a été faite. S’il avait développé de telles idées ouvertement, il n’aurait jamais pu faire partie de la « mouvance » anarchiste. On peut dire que le mouvement libertaire a été abusé, on ne peut pas dire, comme veulent le laisser penser certains, qu’il a été irresponsable ou complice. On peut certes faire reproche aux libertaires de leur manque de clairvoyance, cela n’en fait pas pour autant des partisans du négationnisme. C’est précisément le soupçon de ses sympathies pour l’extrême droite qui a permis à Maurice Laizant de le démasquer.

En 1967, Rassinier change les bourreaux en victimes dans son livre Les Responsables de la Seconde guerre mondiale, où il accuse les juifs d’avoir… déclaré la guerre à Hitler ! thème qui est repris notamment par Garaudy dans son livre Les Mythes fondateurs de la politique israélienne. Les principaux ouvrages de Rassinier seront réédités entre 1979 et 1983 par Pierre Guillaume, issu du groupe « Socialisme ou barbarie » et directeur de la « Vieille taupe », groupe qui n’a strictement rien à voir avec l’anarchisme. Après la mort de Rassinier en 1967, les négationnistes se succèdent, principalement en Allemagne et aux États-Unis, mais aussi en France avec Faurisson ou Henri Roques pour les plus connus où du moins les plus « médiatisés ».

Des négationnistes anarchistes ?
S’il est logique que des fascistes, des pétainistes défendent les thèses négationnistes, on comprend mal pourquoi des gens qui viennent de l’extrême gauche, voire de l’ultra-gauche, ou beaucoup plus marginalement du mouvement libertaire défendent de telles thèses.

Dans l’ensemble, les révisionnistes se situent clairement dans l’extrême droite et sont financés par les nazis nord-américains du Liberty Lobby de Willy Carno, ainsi que par certains intégristes islamiques alliés contre leur ennemi commun, les juifs. Le négationnisme reste avant tout une trouvaille de l’extrême droite visant à exonérer le nazisme de la culpabilité du génocide, en relativisant ou en niant celui-ci. L’idée du « complot juif international » ou du « complot sioniste » constitue la toile de fond de toute l’argumentation de ce mouvement, qui se pare d’un antisionisme de façade. L’extrême droite, qui ne se prive pas de développer une haine ouverte contre les Arabes qui vivent en France, se découvre ainsi une curieuse tendresse (encombrante pour ceux qui en font l’objet) pour la cause palestinienne. On devine aisément que l’intérêt pour cette cause ne vient que du prétexte qu’elle fournit à l’antisémitisme.

Mais alors que partout dans le monde le négationnisme est une affaire exclusive de l’extrême droite, la France présente cette particularité qu’une partie des négationnistes est issue de l’extrême gauche. Il convient de faire une distinction entre l’ultra-gauche en tant que courant politique et certains transfuges de ce courant qui ont épousé les thèses négationnistes. Nombre d’opposants au négationnisme ont vite fait de faire l’amalgame. Et ce sont ces mêmes opposants qui tentent aussi d’y amalgamer les anarchistes en instrumentalisant des cas très spécifiques, qui se comptent sur les doigts d’une main, comme celui de Rassinier. Le fait que le communiste Doriot soit devenu fasciste ne saurait être imputé de façon simpliste au communisme en tant que tel. Le fait que quelques juifs défendent les thèses négationnistes ne saurait être imputé à la communauté juive dans son ensemble. Le fait que quelques révolutionnaires soient passés au négationnisme de même. Ce ne sont que de rares exceptions, produit d’un moment donné et d’une histoire particulière et en aucun cas représentatives du mouvement anarchistes et de son idéologie. Laisser penser que l’anarchisme est perméable au négationnisme est une insulte à son histoire et à ses militant-e-s.

Ces remarques n’excluent certes pas la réflexion sur les causes qui produisent de tels phénomènes de transfuges et sur les mécanismes qui font que, à partir d’une théorie que rien ne prédispose au négationnisme, quelques individus y sombrent. Elles n’excluent pas non plus une autre question : pourquoi nombre d’antinégationnistes, qui ne sont pas plus bêtes que d’autres et sont parfaitement capables de faire la distinction entre quelques transfuges et les mouvements dont il ont fait momentanément partie, font-ils délibérément l’amalgame ?

Félix Bula