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500e numéro

Le jeudi 13 octobre 1983.

« Le Monde libertaire vient de naitre ! son sort est entre vos mains. Son rayonnement dépend de vous ! En se faisant un grand journal que les hommes libres attendent vous aurez accompli un pas décisif vers la transformation sociale qui s’impose. »

La Commission de presse (éditorial du Monde libertaire, nº 1, octobre 1954)



Tente ans bientôt ! C’était en octobre 1954 ! Le premier numéro du Monde libertaire paraissait ! Lorsque vous lirez ce texte, vous trouverez en dessous du titre, en chiffre gras, « nº 500 » ! Ces 500 numéros du Monde libertaire je les ai devant moi sur ma table de travail et en manipulant le premier de la série, les souvenirs me reviennent à l’esprit. Lorsqu’il est paru, il souleva la compassion des uns, la colère des autres. les esprits chagrins pronostiquèrent sa disparition rapide, les forts en thèmes glosèrent sur sa qualité : Ah, si on avait fait appel à nous ! Ainsi sont les hommes !

Tout commença dans une petite librairie de Montmartre « Le Château des brouillards » que je possédais alors. Autour d’une table, une poignée de militants étaient réunis. Désignés par le congrès d’une Fédération anarchiste, qui se relevait péniblement de l’abime où l’avait plongé un quarteron d’aventuriers éblouis par le marxisme, ils avaient pour mission de faire paraitre un journal qui soit dans la lignée du Libertaire, le vieux titre de Sébastien Faure et de Louise Michel, qui allait sombrer entre les mains de politiciens douteux, avant de disparaitre. Les congrès décident allègrement et dans l’enthousiasme, mais sitôt les lampions éteints et les volets tirés, lorsqu’il faut inscrire dans les réalité les décisions unanimes, les « emmerdements » commencent ! La Fédération anarchiste, qui venait de se reconstituer, ne possédait ni siège, ni presse, ni argent, ni librairie pour s’en procurer. Les militants éparpillés attendaient de voir plus clair avant de se décider à rejoindre l’organisation. Ce journal qui s’appellera Le Monde libertaire pénétrait dans la vie économique et sociale du pays par la petite porte, sur la pointe des pieds. Il allait grandir rapidement !

Je veux rappeler les noms de ces militants qui furent chargés par le congrès de « sortir » Le Monde libertaire. Certains comme Suzy Chevet, Georges Vincey, Maurice Fayolle, Bontemps ont disparu, d’autres comme Maurice Laisant, Pierre-Valentin Berthier se sont écartés et je suis, je crois un des rares survivants de l’équipe. Ce journal nous le voulions ouvert sur l’extérieur, plongé dans la vie de tous les jours, sensible aux courants économiques, politiques, artistiques qui traversaient la société de classe que nous combattions. Nous voulions éviter qu’il soit un simple bulletin intérieur de notre mouvement, au vocabulaire confidentiel, à la phrase stéréotypée, à l’usage des militants. Travail difficile pour construire un journal qui doit à la fois être consacré à l’information qui est le pain quotidien de la population, à l’évolution de la réflexion théorique nécessaire au militant et à la culture qui est le terreau sur lequel la réflexion murit et s’épanouit. Et dans la mesure de nos moyens Le Monde libertaire sera ce que le congrès de constitution avait voulu qu’il soit, et il l’est resté !

Pour que notre journal vive, il fallait des sous ! Les militants « crachèrent au bassinet », les listes de souscriptions se remplirent et Suzy Chevet organisa des galas où passèrent Brassens, Ferré, Jacques Brel et beaucoup d’autres. Les abonnements affluèrent. Vendu à la criée, puis dans les kiosques, Le Monde libertaire put enfin quitter « le Château des brouillards » pour s’installer dans ses meubles, rue Ternaux. L’administration d’un journal n’est pas chose facile et le lecteur qui apprécie un article ne se rend pas toujours compte de tout le travail que cela exige d’une équipe de militants bénévoles qui, en dehors des occupations qui leur permettent de vivre, aident le seul permanent de notre mouvement qui tient la librairie. Et Georges Vincey fut l’animateur de cette équipe, qui permis à notre journal de vivre, de se développer régulièrement.

Mais un journal ne vaut que par son contenu. Il lui faut suivra l’actualité politique, sociale, internationale, tout en laissant sa place à la culture. Projet difficile pour une feuille d’abord mensuelle, qui n’est hebdomadaire que depuis quelques années, pourtant Le Monde libertaire ne manquera aucun des grands moments de l’histoire de ces trente dernières années.

Dès sa parution, il va engager une campagne vigoureuse contre la guerre d’Algérie et la décolonisation. Mais cette campagne que Fayolle et Laisant mèneront vigoureusement se livrera sur le terrain de classe, et il sera le seul, l’extrême gauche se vautrant dans le nationalisme algérien et lorsqu’on voit aujourd’hui ce que sont devenus les espoirs mis en cette « libération » où les hommes n’ont fait que changer de maitres, on s’aperçoit de la légèreté de toutes ces écoles socialistes et de la solidité de la pensée libertaire. Notre journal ouvrira ses pages au Comité de liaison des révolutionnaires qui appellera à la lutte contre de Gaulle et les janissaires de l’OAS. Intransigeant sur les principes de l’Anarchie que certains rêvent de faire glisser vers le matérialisme historique, il appellera à l’union de tous les révolutionnaires qui sont contre le régime, contre le système économique, contre l’autorité sous toutes ses formes.

Pour la presse révolutionnaire et intransigeante, il existe des moments privilégiés où elle devient le reflet des espoirs des travailleurs. Ces moments, Le Monde libertaire ne les loupera pas. Feuilletons au hasard quelques uns de ces journaux qui dénoncent les agissements des généraux organisant un coup d’État, d’autres qui appellent à la solidarité avec les anarchistes espagnols en lutte contre Franco, certains qui mettent l’accent sur la rapacité du Capital, sur la lutte pour les salaires journaliers. C’est l’histoire du combat des hommes contre les menaces de guerre, pour une vie meilleure, qui s’insèrent dans les pages fripées de notre journal, et en les feuilletant je ne peux m’empêcher de penser aux propos de Jules Vallès, le grand ancien créant Le Cri du peuple et affirmant que son journal serait de tous les combats, grimperait sur toutes les barricades. Dans la mesure de nos moyens et en tenant compte des évolution de la société c’est un pari que nous avons tenu et que nous continuerons à tenir !

Mais, si il a voulu être continuité, Le Monde libertaire a été également mouvement, épousant son temps. Il fut aux côtés de la jeunesse, qui en 968, crachait au visage de la société bourgeoise pourrissante. Mais, comme lorsqu’il dénonçait l’équivoque FLN au moment de la guerre d’Algérie, il sera parfois sévère envers des jeunes enthousiastes qui bâtissaient leurs espoirs sur un enseignement marxiste, qui partout où il avait triomphé, avait reconstitué des classes, usant de l’autorité pour opprimer à l’aide d’un vovabulaire différent les foules ouvrières. Et une fois de plus Le Monde libertaire avait raison !

Enfin élément de culture prolétarienne, il accueillera quelques grands noms de la littérature et des arts, qui mènent un combat parallèle au nôtre et qui consiste à briser cette culture bourgeoise devant laquelle les classes dirigeantes se mirent. Porte-parole d’un projet, qui ne consiste pas à rafistoler les sociétés en place, mais à les supprimer, qui est un projet de civilisation différente proposant une économie, des structures et une morale de comportement différent ; Le Monde libertaire a abordé tous les problèmes sans aucun complexe.

Les ans ont passés, nos cheveux sont devenus gris, les pages de ma collection du Monde libertaire ont jauni et pourtant notre journal est resté le même. Comme vous-même j’ouvre le numéro qui parait avec curiosité. Le Monde libertaire s’inscrit bien dans la suite logique de vieux Libertaire de Sébastien Faure, et pourtant il est différent, car il colle à l’évolution du monde qui nous entoure dont le mouvement est incessant. Et c’est dans ce mouvement que sa fidélité s’affirme, car il est bien connu que l’immobilité de la pensée annonce la décrépitude et la mort.

« Le rayonnement de notre journal dépend de vous » écrivions-nous dans le premier numéro du Monde libertaire et au moment où parait ce numéro 500, cette réflexion est toujours juste. Malgré le développement des moyens audio-visuels de communication, la page écrite reste irremplaçable. Non seulement elle est le support de la pensée universelle, mais elle est sa mémoire ! Comme vous jugerez la génération auquel j’appartiens à travers ce qui est dit dans les cinq cents premiers numéros, ceux qui viendront plus tard, bien plus tard jugeront l’action présente de l’organisation libertaire à travers les feuillets que nos jeunes camarades noircissent aujourd’hui pour remplir les pages blanches du journal.

C’est ça la destinée de notre journal à travers les temps : en même temps qu’il constituera l’histoire d’une époque, il témoignera de la part que prirent les anarchistes à l’évolution du monde.

500 numéros, sans aucune interruption, c’est bien, mais l’équipe qui actuellement administre le journal et rempli ses pages est jeune. Certains d’entre eux palperont le millième numéro comme je palpe le cinq-centième.

Les veinards !

Maurice Joyeux