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Les cadres sociaux de la connaissance

Georges Gurvitch
Le jeudi 19 avril 2001.

Georges Gurvitch n’était pas anarchiste [1]. Il fut le sociologue le plus important ­ et le plus contesté ­ de l’après-guerre. C’est à ce titre qu’il nous intéresse. Né en novembre 1894 à Noworossisk, Gurvitch est un universitaire déjà remarqué lorsqu’éclate la révolution bolchevique. Jusqu’en 1920, il en est le témoin critique. En 1917, il participe à l’organisation des soviets. Il rencontre Lénine et Trotski, et observe avec méfiance la mise en place des organisations centralisées sous l’influence de Trotski et Staline, qui, en ce temps-là, étaient amis [2]. Dès 1920, il quitte son pays. Il rêve d’une autre révolution qui allierait les comités révolutionnaires à une planification socialiste décentralisée. La dictature trotsko-léniniste convient mal à un esprit libre.

Il enseigne à la Section russe de l’Université de Prague de 1921 à 1924 puis s’installe en France en 1925. Professeur à l’Université de Strasbourg puis de Bordeaux, il devra s’exiler aux États-Unis pendant la guerre. Il contribuera à la fondation de l’École libre des Hautes Études de New-York. Sa Déclaration des droits sociaux (1944) est un programme d’action sociale et politique de reconstruction des pays libérés par la victoire des alliés, vue comme une construction socialiste centrée sur l’autogestion.

Les vingt années qui suivent son retour en France sont celles qui assurent la maturation de son œuvre. Professeur à la Sorbonne dès 1949, il séjournera en qualité de conférencier invité au Brésil, en Argentine, au Japon, au Canada, en Afrique du Nord, en Italie, Yougoslavie, Grèce, etc. Son engagement lors de la guerre d’Algérie lui fera subir un attentat contre son domicile parisien. Il est foudroyé par une crise d’infarctus en décembre 1965.

La Révolution et la Liberté ont toujours été maintenues sur la ligne de l’horizon intellectuel de G. Gurvitch. La polémique sans compromis l’a souvent placé à contre-courant des modes scientifiques. Il a constaté avec quelque fierté : « Je suis un exclu de la horde, par vocation pour ainsi dire ».

Une analyse originale des rapports sociaux avec le savoir

Les Cadres sociaux de la connaissance se propose d’élaborer une sociologie de la connaissance puis de définir et comparer diverses composantes sociales et divers types de société. Pour se faire, Gurvitch énonce huit types de connaissances particulières : connaissance perceptive du monde extérieur ; connaissance de bon sens ; connaissance politique ; connaissance d’autrui et des nous ; connaissance technique ; connaissance scientifique ; connaissance philosophique ; connaissance mythologico-théologique.

Cette série lui permet d’analyser le rapport entre le savoir et certains groupements humains (familles, usines, États, Églises) ; certaines classes sociales (paysanne, bourgeoise, prolétarienne et techno-bureaucratique) et certains types de sociétés globales (archaïques, théocratiques, patriarcales, féodales, libérales, fascistes, communistes…). Il met en lumière les particularités et les différences fondamentales de ces collectivités et donne pour chacune des définitions assez précises.

Gurvitch achève son essai par l’analyse d’un système collectiviste pluraliste décentralisateur. « On ne peut citer aucun exemple de cette structure globale, qui n’est pleinement réalisée nulle part, mais certains germes, certaines virtualités peuvent en être observés avec des reliefs variés dans un grand nombre de pays. [3] » Il ne s’agit, dans l’esprit de l’auteur, nullement d’un type de société et d’une structure idéalisés. Il ne s’agit pas non plus de la seconde phase du communisme marxiste. Il s’agirait plutôt d’une société intermédiaire entre le libéralisme ou l’expérience autogestionnaire d’anciennes démocraties populaires, et le fédéralisme libertaire pour lequel nous combattons.

Connaître la société pour pouvoir la changer

Les révolutions étant les manifestations de la Justice dans l’humanité ; toute révolution ayant son point de départ dans une révolution antérieure, qui dit révolution dit nécessairement progrès mais dit également conservation. Une révolution renouvelle l’organisation sociale ; renouvelle le monde mais, en le renouvelant, elle le conserve, elle le sauve. La formule « Du passé faisons table rase ! » [4] ne peut convenir qu’à des utopistes [5] ou des dictateurs ; la démarche utopique aboutissant d’ailleurs logiquement à la pratique dictatoriale.

Contrairement aux révolutions politiques qui imposent un système élaboré de toutes pièces par quelques individus, la révolution économique et sociale à laquelle aspirent les anarchistes se veut pluraliste et pragmatique. La base du principe fédératif libertaire repose sur l’auto-affirmation et l’auto-définition, puis sur l’auto-organisation et l’auto-gestion de l’ensemble des composantes (individuelles et collectives) de la société [6]. Aussi ne pourrons-nous faire aboutir le projet global de société libertaire sans une connaissance la plus large et la plus objective possible des sociétés passées et présentes.

H. Trinquier


Les Cadres sociaux de la connaissance. Georges Gurvitch. Éditions TOPS, 316 pages, 120 FF.


[1Même si l’influence de Proudhon est manifeste dans l’ensemble de son œuvre et qu’il appelle de ses vœux un « système collectiviste, pluraliste et décentralisateur ».

[2Cf. Intervention de G. Gurvitch — « Proudhon et Marx » — in L’actualité de Proudhon, colloque de novembre 1965 — éd. Institut de Sociologie, Université de Bruxelles. (Ouvrage épuisé).

[3G. Gurvitch, Déterminismes sociaux et liberté humaine. (Ouvrage épuisé).

[4Cf. « Toast à la Révolution » par Proudhon, in Idées révolutionnaires.

[5Nous entendons le terme d’utopie dans son sens premier, à savoir conception ou plan d’une organisation sociale idéale imaginé par un ou quelques individus.

[6Cf. Les Principes du fédéralisme par Guy Héraud, éd. Presses d’Europe. (Ouvrage épuisé dont nous nous sommes beaucoup servi pour notre introduction à notre édition du Principe fédératif de Proudhon).