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Albert Camus et le syndicalisme révolutionnaire

février 1960.

MM. Sartre, Bourdet, Roy, Daniel et quelques autres s’interrogent, inquiets, sur la révolte de Camus « qui malgré la lucidité des analyses débouche sur le vide, exaltant finalement la révolte individuelle aux dépens de toutes révolutions… ». Rassurons vite ces « bonnes âmes » auxquelles les pages que nous publions ci-dessous ont certainement échappé.



Quant à savoir si une telle attitude (la défense de l’individu dans la révolution) trouve son expression politique dans le monde contemporain, il est facile d’évoquer, et ceci est un exemple, ce qu’on appelle traditionnellement le syndicalisme révolutionnaire. Ce syndicalisme même n’est-il pas inefficace ? La réponse est simple : c’est lui qui, en un siècle, a prodigieusement amélioré la condition ouvrière depuis la journée de seize heures jusqu’à la semaine de quarante heures. L’empire idéologique, lui, a fait revenir le socialisme en arrière et détruit la plupart des conquêtes du syndicalisme. C’est que le syndicalisme partait de la base concrète, la profession, qui est à l’ordre économique ce que la commune est à l’ordre politique, la cellule vivante sur laquelle l’organisme s’édifie tandis que la révolution césarienne part de la doctrine et y fait rentrer de force le réel. Le syndicalisme comme la commune est la négation, au profit du réel, du centralisme bureaucratique et abstrait. La révolution du XXe siècle au contraire prétend s’appuyer sur l’économie ; mais elle est d’abord une politique et une idéologie. Elle ne peut, par fonction, éviter la terreur et la violence faite au réel. Malgré ses prétentions, elle part de l’absolu pour modeler la réalité. La révolte inversement s’appuie sur le réel pour s’acheminer dans un combat perpétuel vers la vérité. La première tente de s’accomplir de haut en bas, la seconde de bas en haut. Loin d’être un romantisme, la révolte au contraire prend le parti du vrai réalisme. Si elle veut une révolution, elle la veut en faveur de la vie, non contre elle. C’est pourquoi elle s’appuie d’abord sur les réalités les plus concrètes, la profession, le village, où transparaissent l’être, le coeur vivant des choses et des hommes. La politique pour elle doit se soumettre à ces vérités. Pour finir, lorsqu’elle fait avancer l’histoire et soulage la douleur des hommes, elle le fait sans terreur, sinon sans violence et dans les conditions politiques les plus différentes.

Mais cet exemple va plus loin qu’il ne paraît. Le jour précisément où la révolution césarienne a triomphé de l’esprit syndicaliste et libertaire, la pensée révolutionnaire a perdu en elle-même un contrepoids dont elle ne peut, sans déchoir, se priver. Ce contrepoids, cet esprit qui mesure la vie, est celui-là même qui anime la longue tradition de ce qu’on peut appeler la pensée solaire et où, depuis les Grecs, la nature a toujours été équilibrée au devenir. L’histoire de la Première Internationale, où le socialisme allemand lutte sans arrêt contre la pensée libertaire des Français, des Espagnols et des Italiens, est l’histoire des luttes entre l’idéologie allemande et l’esprit méditerranéen.

« l’homme révolté »