C’est partant de l’absurde qu’Albert Camus, dans un ouvrage magistral, a dressé le bilan des efforts de « Sisyphe pour hisser le rocher qui éternellement dévale au flanc de la montagne », de l’homme pour échapper à l’avilissement où le maintient la nature des choses. Révolte métaphysique, révolte littéraire, révolte historique ? La révolte est d’abord le refus de l’homme d’être ce qu’il est ! Une négation de l’absurde qui le confine dans une condition dégradante ! Une volonté de transformation des êtres et des choses ! Un refus de la divinité !
L’homme est révolté, parce que seul l’homme n’accepte pas sa présence comme un fait achevé, définif. Parce qu’il remet en question son comportement et le comportement des choses issues de la nature ou de la divinité. Seul l’homme peut porter la révolte moteur de l’histoire. Pour qu’elle se poursuive, il est essentiel que l’homme continue à en être le véhicule et c’est la raison pour laquelle la révolte écarte le suicide où peut conduire l’absurde et nie l’avilissement.
La révolte métaphysique est la révolte absolue. Elle s’affirme dans Stirner qui balaye toutes les certitudes, et qui est « négation de tout ce qui nie l’individu et l’exaltation de tout ce qui l’exalte » pour se poursuivre à travers Nietzsche qui en dissèque l’instrument : le nihilisme. Puis elle débouche sur la révolte littéraire née avec Sade et qui, enjambant le romantisme, trouvera son expression la plus achevée dans la « révolte des dandys » pour se prolonger au-delà du surréalisme.
Albert Camus a très exactement situé la révolte littéraire, insolente, excentrique, exhibitionniste, stérile qui débouche sur le conformisme et pour laquelle l’homme est objet d’expérience sociale ou autre et dont Rimbaud, qui finira trafiquant attaché à son bien, est l’illustration majeure. Le surréalisme lui-même, dont la révolte est d’une autre qualité, devra pour échapper à cette fatalité rejoindre la révolte historique où il s’écartèlera entre ces pôles qui constamment s’attirent puis se repoussent : la liberté et l’efficacité [1].
La révolte historique qui enfante la révolution est la suite logique de la révolte métaphysique. La révolte était innocente, refus d’accepter ou plutôt négation de la condition imposée, exaltation du droit ! La révolution est l’effort pour imposer « l’homme en face de ce qui le nie ». La révolte est mouvement, la révolution insertion de ce mouvement dans l’histoire. « La révolte tue les hommes qui s’opposent au bon droit, dit Camus, la révolution détruit les hommes et les principes, c’est la raison, ajoute-t-il, pour laquelle on peut dire qu’il n’y a pas encore eu de véritable révolution dans l’histoire. »
Et c’est peut-être à cet instant du cheminement de sa pensée que l’écrivain se trouve le plus près de la philosophie libertaire. Il en tire rapidemment la conclusion qui s’impose en écrivant : « Les anarchistes, Varlet en tête, ont bien vu que gouvernement et révolution sont incompatibles en sens direct », car tout gouvernement trouve sa plénitude dans le fait d’exister, accaparant les principes plutôt que de les détruires, tuant les hommes pour assurer la continuité du césarisme !
« Mais tuer les hommes ne mène à rien qu’à tuer encore. Pour faire triompher un principe, c’est un principe qu’il faut abattre ». "Et au terrorisme d’État, arme du gouvernement révolutionnaire, la révolte, « qui se veut la révolution en faveur de la vie », oppose la mesure « qui garantit l’innoncence du meurtrier qui assure la responsabilité de l’acte devant l’histoire [2]. »
Le cycle est bouclé ! La révolte définie, ses limites tracées ! Elle est l’état naturel de l’homme placé devant l’absurde. Elle a l’innocence que confère le droit. Elle se refuse à ériger le meurtre en principe de gouvernement, la vie à l’abstraction politique. Elle dénonce la prophétie. Elle nie Dieu ! Pour elle, l’homme est tout et les moyens doivent plier devant son exigence !
C’est parce que le révolté ne peut se détourner du monde que la révolte trouve son prolongement dans la révolution « qu’elle protège de la violence systématique, du calcul, du mensonge, du silence imposé ». Leur rapport est total ou alors la mystification commence et la révolution devient césarienne.
Dans les dernières pages de son ouvrage, pages dont nous publions quelques extraits, Albert Camus voit dans le syndicalisme libertaire le prolongement naturel de la révolte. En cela encore, il nous faut rejoindre l’auteur de L’Homme révolté, livre sur lequel la presse est passée rapidement, qui est trop peu lu dans les milieux ouvriers et qui a le mérite de nous ouvrir les yeux sur notre comportement… C’est une bible pour le révolutionnaire. A sa parution, il souleva la colère des clercs, constructeurs de systèmes abstraits où ils entendaient faire pénétrer l’homme à coups de pied au cul. Une seule phrase explique cette colère des « matérialistes dont le fauteuil est toujours dans le sens de l’histoire »". Cette phrase de Camus, nous n’hésitons pas à la reprendre à notre compte.
« Les hommes ne sont jamais bien morts que pour la liberté : ils ne croyaient pas alors mourir tout à fait. »
Maurice Joyeux