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(Littérature)

Albert Camus et la pensée libertaire

juillet 1996.

Voilà un sujet d’étude que lycéens et étudiants ont peu de chance de se voir proposer. Quant aux professionnels de la critique, qu’elle soit littéraire ou philosophique, ce n’est pas sous cet angle qu’ils abordent Camus. On lit Albert Camus mais on le lit souvent mal. Est-ce que sa pensée dérangerait ?

Pour les uns, c’est l’écrivain de l’absurde, pour les autres un moraliste bien pensant dissertant sur la révolte sans souci d’efficacité (critique de gauche pour simplifier) ou un adversaire du communisme (essai de récupération de droite). Ces diverses approches, par leur côté réducteur, sont autant de négations d’une pensée de l’équilibre entre justice et liberté, absurdité et révolte, homme et société, vie et mort.

De Bab-el-Oued au prix Nobel

Rien ne prédisposait Camus à obtenir le prix Nobel de littérature. Né en 1913, dans une famille pauvre, il perd son père en 1916, tué à la bataille de la Marne. Élevé par sa mère qui fait des ménages et ne sait pas lire, il est remarqué par son instituteur qui le présente à l’examen des bourses du secondaire. Bachelier, mais aussi footballeur et membre d’une troupe théâtrale, Camus, atteint de tuberculose, ne peut se présenter à l’agrégation de philosophie.

Qu’importe ! Camus se lance dans l’aventure journalistique avec Pascal Pia. C’est Alger républicain où Camus se fait remarquer par des enquêtes qui dénotent sa volonté de justice et son souci de ne pas renier ses origines. Parallèlement, Camus commence à écrire et à publier L’Envers et l’endroit en 1937, Noces en 1939, L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe en 1942. Commence alors l’aventure de la résistance dans le réseau de résistance Combat. Il fait partie de la rédaction de Combat clandestin. À la Libération de Paris en 1944, première diffusion libre du journal Combat dont Camus est rédacteur en chef… et qu’il quittera en 1947 quand ce journal perdra sa liberté de parole. Il publie La Peste en 1947 et L’Homme révolté en 1950.

L’actualité algérienne ne le laisse pas indifférent et comme il avait tenté d’alerter l’opinion métropolitaine lors du soulèvement de Sétif en 1945, il le fait au début de la guerre d’Algérie sans résultat, le processus étant trop avancé. En 1957 l’Académie suédoise lui décerne le prix Nobel. Paraîtrons encore, La Chute en 1956, Réflexions sur la guillotine en 1957 avant que Camus ne trouve la mort dans un accident de voiture le 4 janvier 1960. Quarante-sept ans d’une vie bien remplie !

De l’absurde à la révolte

Le thème de l’absurde est au centre de trois oeuvres de Camus : L’Étranger, Caligula et enfin Le Mythe de Sisyphe, essai dont l’ambition est de nous faire réfléchir sur notre condition d’homme. Cette réflexion, devant la découverte de toute raison profonde de vivre, débouche sur le sentiment de l’absurde. Camus pose alors la question du suicide. Mais c’est pour l’écarter, car le suicide n’est pas seulement la constatation de l’absurde, mais son acceptation. Il écarte également la foi religieuse, les métaphysiques de consolation et nous propose la révolte, seule capable de donner à l’humanité sa véritable dimension, car elle ne fait dépendre notre condition que d’une lutte sans cesse renouvelée. L’absurde n’est pas supprimé, mais perpétuellement repoussé : La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir le coeur d’un homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

L’Homme révolté, il s’agit là de l’ouvrage majeur de Camus et ce n’est pas un hasard s’il a provoqué tant de remous lors de sa publication. Il ne s’agit pas d’approfondir cette oeuvre dans le cadre de cet article, mais simplement d’en dégager quelques éléments essentiels. Après avoir analysé La révolte métaphysique, révolte absolue, à travers Sade, Nietzche, Stirner, les surréalistes, Camus en vient à la suite logique, la révolte historique. De Marx au stalinisme, il met à jours les mécanismes qui transforment la révolution en césarisme. Il met en cause le dogmatisme et le caractère prophétique de la pensée de Marx aggravée par la pensée léniniste qui instaure l’efficacité comme valeur suprême. Tout est prêt pour que la dictature provisoire se prolonge. C’est la terreur rationnelle. La révolution a tué la révolte.

N’y a-t-il pas d’issue pour Camus ? Camus répond sous le titre La pensée de midi : Les pensées révoltées, celle de la Commune ou du syndicalisme révolutionnaire, n’ont cessé de nier le nihilisme bourgeois comme le socialisme césarien […] Gouvernement et révolution sont incompatibles en sens direct, car tout gouvernement trouve sa plénitude dans le fait d’exister, accaparant les principes plutôt que de les détruire, tuant les hommes pour assurer la continuité du Césarisme […] Le jour précisément, où la révolution césarienne a triomphé de l’esprit syndicaliste et libertaire, la pensée révolutionnaire a perdu, en elle-même, un contre-poids dont elle ne peut sans déchoir, se priver.

Ces quelques citations aux accents proudhoniens, montrent que Camus a choisi sa voie et font comprendre l’accueil hostile réservé à L’Homme révolté par les intellectuels de gauche en pleine guerre froide. Marionnettes du communisme international et volontiers donneur de leçons, ils se déchaînèrent. Peu nombreux, à part les libertaires, furent les défenseurs de Camus à cette occasion.

Convergence entre Camus et les libertaires

On peut multiplier les exemples des interventions de Camus aux côtés des libertaires : dans le procès contre Maurice Laisant, antimilitariste des Forces libres de la paix, lors des meetings et manifestations organisés par les libertaires contre les procès et la répression en Espagne, ainsi que contre le socialisme "césarien" des pays de l’Est, contre la répression de Berlin-Est en 1953, celle des émeutes de Poznam en 1956 et celle de Budapest la même année.

Quelques articles d’Albert Camus paraissent dans Le Libertaire, puis dans Le Monde Libertaire. Il est également très proche des syndicalistes révolutionnaires de la Révolution prolétarienne avec qui il fonda Les groupes de liaison internationale, pour aider les victimes du stalinisme et du franquisme.

Enfin, quand Louis Lecoin lance en 1958 sa campagne pour l’obtention d’un statut des objecteurs de conscience, Albert Camus participe activement à cette campagne dont il ne pourra malheureusement voir l’aboutissement.

Quand il trouve la mort en janvier 1960, c’est tout naturellement que Le Monde Libertaire de février 1960, qui est à l’époque mensuel et paraît sous un format de 40 centimètres sur 60 de quatre pages, lui consacre l’ensemble de sa page de couverture avec, entre autres, des articles de Maurice Joyeux, Maurice Laisant, Fernando Gómez Peláez et Roger Grenier. La rédaction du Monde Libertaire, quant à elle, signe un article intitulé Albert Camus ou les chemins difficiles, ce qui résume bien sa vie et son oeuvre.

gr. Pierre-Joseph Proudhon


Extr. du Drapeau noir, journal du groupe Pierre-Joseph Proudhon de Besançon.