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Traces de vie sur Mars : entretien désynchronisé avec un explorateur

janvier 2014.

Illustration, vidéo, musique… à travers l’ensemble de son œuvre polymorphe,
L.L. de Mars poursuit depuis plus de trente ans une démarche minutieuse d’exploration de chaque médium artistique qui passe à portée de son regard et de son geste toujours critiques, suffisamment déconstructeurs en tous cas pour y ouvrir de nouveaux horizons poétiques.
Nous avons mené un interrogatoire du suspect, histoire de tenter de comprendre la vie sur Mars…



Bon, on va instaurer une règle du jeu un peu particulière pour cet entretien : je vais juste te donner un lot de citations, soit parce qu’elles sont de toi, soit parce qu’elles sont ou ont été « à toi » quand tu les as utilisées, tout ça hors contexte et parfois même tronqué ; et je te laisse y réagir comme tu le sens, dans la globalité ou le détail, comme tu veux… Donc :
• « Rien ne distingue un psychotique qui braille seul contre ceux qui lui mettent des implants pendant la nuit pour l’espionner, d’un artiste qui stigmatise une institution qui ne lui répond jamais » ;
• « Un film globalement inutile étant donné l’état des choses » ;
• « J’accorde mes actes à mes pensées au lieu de tirer des conclusions de mes actes » ;
• « Il y a un trucage obligatoire qui passe par la trahison du sens des mots “œuvre d’art” et “artiste” et, ce qui est plus tragique, de leur substance, pour rendre une quelconque collaboration possible avec l’institution » ;
• “Ars adeo latet arte sua” ;
• « Ça voudrait dire quoi  ? Que J’ai une mission  ? »

L.L. de Mars : Je vais essayer de dévider un peu cette trame emberlificotée, d’en dégager les fils ; je vais commencer en tirant sur les derniers. Écarter tout malentendu sur l’éventuelle mission d’un travail artistique, ce sera déjà un point d’éclairci sur ce que j’entends par la pratique de l’art.

Une mission place l’art derrière un horizon déjà formulé, comme une question à liquider plus ou moins habilement, une modalité à trouver pour l’atteindre. Je n’ai pas de mission ne signifie pas que j’avance sans but, comme une bête affolée, ou sans éthique comme une créature d’arrangements ; c’est réaffirmer combien, outre le fait que mon horizon n’est pas dessiné par avance, je ne suis pas là pour créer du lien social.

Les œuvres d’art brisent le lien social parce que leur nature est de fragiliser les évidences sur lesquelles, précisément, il prétend reposer. Les œuvres d’art qu’on prendrait à tort pour des variations sur le thème de la communication naissent précisément dans ses fissures ; elles ridiculisent toute prétention à résumer le langage humain à des petits problèmes d’entendement et d’efficacité du discours. Elles pilonnent les tentatives de faire harmonie des désirs, de cristalliser l’infinie variété des possibles humains en quelque chose comme une civilisation. La velléité de faire des œuvres d’art la preuve même de l’existence d’une civilisation n’est imaginable qu’à la condition d’ignorer à tout moment de l’histoire la profonde dissonance, l’impureté, le désordre dans lequel elles désassemblent les désirs de clarté, les projets de présent harmonieux ou de futur triomphant. Il faut les méconnaître beaucoup pour croire qu’elles incarnent quoi que ce soit d’une nation, d’un peuple, d’un moment d’histoire.

Elles ne rendent pas compte du monde. Elles offrent de nouvelles opportunités aux mondes.

— Ars adeo latet arte sua [note] est la phrase qui frappe la porte de mon atelier ; elle m’est d’autant plus nécessaire que les objets que je me donne à penser sont rarement légers, que ma matière est lourde, que moi-même je suis d’une épuisante gravité. Ovide m’évite d’entraîner à cette lourdeur mon propre travail par une invitation à faire disparaître de celui-ci, d’une certaine manière, toutes ses causes et toute la peine qui y conduit. Pourquoi est-ce si important, même dans les œuvres les plus noires, d’inviter à une forme de joie du mouvement — même  ? Il s’agit d’une invitation à la subjectivation possible, l’éventualité d’un juste retour pour d’autres de la joie apportée par la sienne ; faire oublier ma présence, ma lourdeur de bœuf, derrière le travail achevé, c’est laisser de la place à celui qui vient. Il y a dans la pratique de l’art, dans les moments de création, une forme intense d’advention du sujet à la vie, et ce retranchement offre la possibilité de nouveaux espaces d’advention avec elle. C’est une raison, également, dans un cadre plus précisément politique, pour effacer l’intention, tout l’attirail des signes par lesquels nous serions invités à penser telle chose plutôt qu’une autre, devant telle partie plutôt que devant telle autre.

— De l’institution, j’ai sans doute déjà bien trop souvent parlé. À ce point qu’il y a là-dessus quelques malentendus ; c’est peut-être l’occasion de préciser combien on se tromperait à m’imaginer bataillant contre les dispositifs culturels. Les dispositifs, les grosses machineries institutionnelles d’état, sont traversés par des corps, et ces corps les changent. Déplacez quelques sujets dans une institution, et elle s’ouvre ou se ferme devant vous. Il n’y a pas plus de surpuissance institutionnelle qu’il n’y a de neutralité machinique. Ce sont les sujets qui, pris dans le péril de leur propre institutionnalisation possible, m’intéressent. C’est tout ce qui, chez nous, fait possiblement institution qui m’intéresse. L’institution, devant l’art, est avant tout un problème de temps. C’est en tant qu’elle est toujours comptable des opérations du passé que tout est impossible avec l’institution devant l’inconnu. C’est en tant qu’elle ne peut être qu’archive, en tant qu’elle traîne toujours derrière les représentations quand les sujets de la représentation sont morts depuis belle lurette. C’est pour ça qu’il n’y a que de la mort dans les centres d’art ; ce n’est pas parce qu’il sont implicitement mauvais, subordonnés au pouvoir ou Dieu sait quoi. C’est parce que rien ne pourrait s’y dérouler qui ait quoi que ce soit à voir avec l’inconnu, l’imprédictible. Un centre d’art, c’est une gare de triage de dossiers. Un artiste ne fait pas de dossiers, il fait des œuvres d’art. Ceux qui remplissent des dossiers n’exposent jamais rien d’autre que leurs épitaphes.

— Bon. C’est à Artaud que je dois, dans « le théâtre et son double », cette phrase sur les actes et la pensée, sur leur consubstantialité dans le présent qui fait la vie et les œuvres ; c’est l’impératif que je me donne de commencer par trouver une harmonique intellectuelle du mouvement avant de m’y abandonner. Ceci peut nous conduire à la question de l’engagement politique d’un artiste ; on a compris plus haut que j’écarte la tentation d’une résonance démonstrative des œuvres à des énoncés.

De cette affirmation de la vie que je colore du Théâtre et son double, j’implique des rapports particuliers de socialisation ; c’est dans cette direction que s’assemblent les parcours politiques, en tant que le quotidien est ce par quoi les œuvres sont discutées, dites, montrées, jouées sous l’optique du jugement et du plaisir, ce par quoi je peux inviter mes camarades à changer d’optique sur la notion même d’action et de politique. Ce n’est pas dans mes œuvres que se jouerait explicitement l’harmonique entre actes et pensées, comme un exposé, une formule ; de cette harmonique, elles sont la forme vivante, et c’est ma vie, alors, qui fait exposé d’une présence politique à discuter comme mode d’action.

« Déjouer les évidences » a l’air d’être un simple programme si on ne prend pas la peine de dire de quoi on parle : déjouer les évidences, c’est arracher à mes proches, mes amis, mes camarades, leurs rapports à l’art fondés en politique devant les signifiants ennemis, signifiants qu’ils finissent par faire leurs en ne voyant plus tout ce qu’ils ont à y perdre ; c’est rompre toute forme hiérarchique entre les notions d’actions, de théorie, de création artistique, entre les actions immédiates et celles dont on ne peut pas imaginer les fins, entre le combat guerrier et la peinture etc. Si je parviens à entraîner à la peinture des machines de guerre, je conduis plus loin la possibilité de la guerre jusque dans son apaisement même. D’une manière générale, le travail d’engagement c’est celui qui laisse libre la voie de la création, qui fait de la vie quotidienne la forme ajustée par laquelle il n’est plus nécessaire de reformuler le politique dans les œuvres parce qu’il occupe déjà toute la vie.

Je me sentirais misérable de reconduire mes amis politiques là où ils sont déjà complètement, je me sentirais bien vain si je ne leur apportais pas, précisément, un peu plus d’espace encore que celui qu’ils dégagent dans la lutte. L’engagement au cœur du travail-même, ostensible, déterminé, ça ne peut devenir qu’un goulet d’étranglement si on n’y prend pas garde. Une caricature figée. Un livre comme « Quelques prières… » n’a aucune raison de hoqueter ce que d’autres travaux d’histoire sur la colonisation font très bien sans enjeu artistique ; si art il y a, c’est dans le vacillement des méthodes d’approche historique et des conclusions que l’on s’attend à y trouver ; c’est dans les franges indécidables où il faut s’affronter à ses propres certitudes sur un sujet, politique, historique, éthique. Un livre comme « Quelques prières », comme « Docilités », ne vient pas corroborer une position établie, mais réveiller la question de l’historicité de cette position, de son arrivée dans votre propre vie jusqu’au moment où elle s’est endormie dans son évidence même. Ce mode de travail accule à se faire l’objet de l’interrogation politique que l’on a pris la mauvaise habitude de voir bouclée dans les livres amis. Et l’incertitude est le moins qu’on doive à un lecteur.

— Mon travail politique vise également à écarter quelques idées reçues assez courantes chez mes camarades ; par exemple, la certitude que nous devrions retrouver un lien perdu entre l’art et le grand public, que nous devrions combler un écart entre les œuvres et la population creusé par le supposé cynisme élitaire d’un art contemporain (notion bien confuse essentialisée aussi bien par les militants que par les curateurs et les critiques). Mais quel état idéal faudrait-il retrouver, exactement  ? Celui de la stoa des philosophes grecs  ? Celui du livre d’heures des ducs de Berry  ? Celui des fresques du palais Schifanoia  ? Quand a-t-il été populaire et immédiat, exactement l’art  ? On a tout a gagner à comprendre « l’activité art » dans l’inévidence de ses productions comme dans l’inconnu de ses modalités, au lieu de rêver d’un état de conciliation populaire qui n’a jamais existé ailleurs que dans l’affiche de propagande ou le placard publicitaire.

Faire aimer l’inévidence propre au champ artistique, la présenter comme une opportunité, et non pas comme un petit problème de codes sociaux, voilà un travail de l’engagement politique qui concerne directement et quotidiennement mon travail. Je suis souvent fatigué de m’opposer à la fois à l’institution et aux camarades qui résument l’art contemporain à ce que les machines institutionnelles en font, qui en admettent le vocabulaire étriqué et les essentialisations (ce qui est fait de Duchamp par les uns comme les autres mériterait à soi tout seul un entretien complet bien plus long que celui-là. Pauvre Duchamp…).

— Bon. D’où diable vient cette phrase sur les psychotiques  ? Mystère. Quoiqu’il en soit, quoi de plus ridicule qu’un artiste qui entame un dialogue avec une tombe et se plaint de la forme frigide que prend la conversation, de l’insatisfaction qu’elle lui procure quand il la caresse, du sentiment de trahison qu’il ressent après en avoir payé si cher le marbre et qu’elle ne chante pas en retour pour lui  ?

… Oh et puis si, une question tout de même : ça renvoie à quoi pour toi quand on parle « d’engagement »  ?
D’une manière générale, une forme appuyée du temps présent ; s’engager dans une voie politique c’est, pour un artiste, rejeter toute forme de cristallisation à la fois constitutionnelle (un rapport de subordination de l’art à des fins supposées plus élevées, à des mots d’ordre, des énoncés), historiques (un rapport de vassalité à des moments d’idéalité, qu’ils soient révolutionnaires, mythiques, édifiants) ou formels (une adéquation aux dernières formes de l’entendement) ; c’est s’engager à fuir toute forme de fétichisation des autres formulations artistiques et très notamment les formes instituées comme révolutionnaires ; je ne connais rien de plus désespérant artistiquement et politiquement que de voir fétichisés les affiches de 68, les films de Vertov ou les conventions éteintes du graffiti. Les plus cultivés redégobillent timidement les collages de Heartfield ou les affiches de Malevitch, les plus abrutis se jouent l’improbable second degré d’un réalisme socialiste cool, et évidemment, la plus sinistre plaisanterie — parce que la plus longue et la plus envahissante — est encore le punk qui n’en finit plus de bégayer son folklore sonore et visuel. Qu’y voir sinon désœuvrement et paresse intellectuelle, marchandisation qui s’imagine contre marchandise, sécurité pépère du signe réconfortant et sentiment familial (peut-être le plus répugnant et le plus récurrent des défauts de l’art ostensiblement engagé).

Tout ce qui tend vers ça est mort.

Tout ce qui présente les signes assurés d’une entendement préparé avec le public est mort. Tout ce qui est produit avec la vocation d’être intelligible et clair est insultant. Et c’est dépourvu de toute générosité : je n’offre de la place pour vivre que si j’ouvre moi-même le champ. Qui peut prétendre respirer autre chose que l’odeur de sa propre cuisine quand il reconnaît dans une œuvre tout ce qu’il a déjà connu ailleurs  ? L’art militant est une catastrophe rigoureusement contradictoire. Le dessin militant est un dessin sans politique dont seul le texte monosémique flottant autour des personnages désigne la polarité politique. Un dessin militant de gauche est un dessin militant de droite qui s’ignore. L’art militant est bourgeois dans sa citation infinie du passé rétamé. L’art militant est capitaliste de reproduire à l’infini les petits signes déjà éprouvés par l’efficacité militante. L’art militant est conservateur de ne jouer que sur la chaleur réconfortante d’une famille politique dans laquelle on ne veut pas faire de mouvements pour ne pas risquer de chasser l’odeur de la soupe.

La phrase sur les psychotiques, elle vient d’un interview que tu as donné il y a plus de 10 ans… Et ça m’intéresse d’y revenir, parce qu’elle illustrait une réponse à une question sur ce qui te semblait des échecs ou des déceptions dans ton travail. Tu répondais que la plupart de tes œuvres ouvertement politiques étaient des demi-échecs au sens où la confidentialité s’accommode mal d’une volonté publique de dire quelque chose… d’où le parallèle avec le psychotique. Est-ce que tu as, plus de 10 après, toujours cette frustration  ?
… ça y est, je revois le contexte, c’était un entretien avec Christophe Petchanatz ; en fait, je tentais à l’époque, assez peu adroitement, de trouver des forme possibles à un travail de sape des différentes formes de pouvoir culturel (notamment parce que je travaillais beaucoup avec un centre d’art naissant, donc en danger), des institutions structurelles (DRAC, FRAC) aux institutions formelles (modes de création des œuvres, types récurrents de productions artistiques ). Je notais juste tout le ridicule qu’il y a à s’époumoner aux oreilles d’une créature qui ignore même que vous existez, dont les hurlements n’arrivent même pas jusqu’à ses oreilles. J’en arrivais à ce paradoxe bien connu : si j’avais voulu faire entendre ma colère à ces formes de vie là, j’aurais dû parler leur langue, c’est-à dire commencer la guerre que je voulais leur mener en la perdant d’emblée.

J’ai cherché quelques formes possibles à ce travail jusqu’au colloque « Un artiste peut-il travailler avec l’institution  ? Non ». Ce fut la dernière tentative. Je m’en suis désintéressé depuis pour toutes sortes de raisons, et peut-être entre autres pour le sentiment de frustration que tu évoques. Mais c’est plus notablement parce que j’ai trouvé dans le monde de la bande dessinée — traditionnellement très conservateur contrairement à tout ce qu’on imagine — des combats à mener beaucoup plus difficiles, beaucoup plus vastes, donc beaucoup plus excitants. La revue Pré Carré, qu’on vient de créer avec trois amis, est la dernière expérience de travail théorique et agnostique menée dans ce monde là.

Au fond, ces petites histoires nous ramènent à nos problèmes du début, à savoir l’invention d’un mode politique de l’art et l’écueil d’une pratique ostensiblement et ouvertement militante ; il est beaucoup moins intéressant et bien moins efficace au niveau de la lutte de continuer à désigner clairement les erreurs et les violences ennemies que de produire des contre modèles inassimilables par lui. Les camarades savent déjà très bien reconnaître un bourgeois, savent très bien ce qu’ils fuient dans ses valeurs, et savent très bien à quoi s’en tenir dans la présence d’un flic. Les autres aiment la police et les valeurs bourgeoises. D’un point de vue tactique, s’abandonner à l’inconnu revient à un quadruple déplacement de la valeur par l’imprédictible (pas de marché), l’inassignable (pas d’étalon), l’intempestif (pas de cours), l’incomputable (pas de mesure). Autant dire, par exemple, que quand je donne des cours de bande dessinée à des enfants en leur faisant valoir ces déplacements le plus simplement du monde comme implicitement lié à la pratique de l’art, sans aucune volonté démonstrative d’en faire un axe libérateur ou ordonnateur, je fais un travail autrement plus profitable que si j’essayais de leur brosser un portrait de bourgeois ridicule. Évidemment, il est plus simple d’inviter à l’ivresse mes classes de cours préparatoire que mes camarades militants…

Okok… bon, j’ai un peu de mal à faire la part des choses sur mon sentiment en ce qui concerne certains aspects du rejet absolu de la facilité qui sous-tend ton discours. Ma première réaction est de me dire qu’il faut une chiée d’humilité pour parvenir à remettre en question, dans son propre travail, tout ce qui serait de l’ordre d’un quelconque cliché de communication, et d’un autre côté, baah… ça peut en même temps passer pour une insupportable prétention que de dédaigner tout ce qui est immédiatement intelligible, et notamment intelligible comme « art militant ».
Par exemple, je comprends ta critique de l’utilisation de ce que j’appellerai les « codes de connivence » (tu cites notamment l’esthétique punk ou le graffiti)… mais tendre résolument vers le refus, non seulement de codes familiers, mais aussi du clair et de l’intelligible, c’est pas aussi se mettre dans la famille de « ceux qui comprennent… » ? … ’fin bref, tu la mets où la frontière entre la poésie et l’abscons élitiste  ?

— Ce que je refuse est moins important que ce que je ne cherche pas. Ce n’est pas un détail rhétorique ; cette distinction, cette orientation du travail, est primordiale, parce que c’est elle seule qui établit une différence radicale entre position et posture. Ce n’est pas du tout la même chose de refuser l’entendement commun, à supposer qu’il existe, et de ne pas l’avoir pour objet. Je n’ai pas pour but d’être inintelligible, opaque, obscur ; qu’est-ce que ça m’apporterait  ? Où ça me conduirait ? Mais je ne cherche rien qui soit gouverné par cette fin là. D’autre part, je n’établis pas de hiérarchie entre ce que seraient des clichés de la communication, et ce qui n’en seraient pas : ce n’est pas un problème de cliché, de distribution honorifique des codes, c’est la communication toute entière qui veut faire l’épargne d’une vraie théorie du langage et c’est elle que je désavoue intégralement. La communication, c’est une affaire de fourmis. Le langage humain, c’est tout-à fait autre chose. Le poème n’en est pas l’accident, il en est la condition.

Je vois à tes remarques que je me fais mal comprendre : je ne dédaigne pas ce qui est immédiatement intelligible, je pense que rien n’est immédiatement intelligible à moins de s’être trompé de corps. Que l’art militant abandonne le poème qui fait l’inconnu du langage (je dois cette formulation à Meschonnic et Savang), et il abandonne par là-même toute l’ouverture politique, toute la générosité, toute l’invitation à inventer un monde nouveau qu’il prétend pourtant accompagner.

Enfin, je comprendrai ce que veux dire « abscons élitiste » quand tu m’auras désigné ta propre conception de l’élite ; c’est elle-seule qui me dira ce que signifie vraiment ta question, où elle veut en venir. Où places-tu toi la frontière entre ce que tu admets de la singularité, de l’espace à lui accorder, et ce que tu n’en admets pas  ? Et au nom de quelle formulation de la communauté tu le fais  ? Dans l’an 01, par exemple, la limite est vite atteinte : l’horizon artistique, ce sont des chapeaux faits main et des chansons entre potes à la guitare sèche autour du feu. C’est pour moi un avant goût de l’enfer.

Parmi mes amis autonomes je trouve un seuil très différemment placé, assez loin pour que ce soit un plaisir quotidien d’apprendre ensemble à comprendre ce que nous entendons par singularité, communauté, séparation ou élite. Tu vois que je ne peux pas répondre simplement à ta question…

— Ah tiens, une question encore : choisir tes lieux d’intervention (tes collaborations, ton mode de diffusion, la façon dont sont distribuées tes œuvres....), est-ce que c’est important pour toi ?
C’est indissociable de mon travail lui-même ; ça l’est même de plus en plus à mesure que je multiplie les expériences de travail collectif (du film « Kibboutz » aux livres expérimentaux à plusieurs mains en passant par la fresque de la Maison de la Grève ou le labo collectif d’animation expérimentale du Terrier) et les travaux plus pédagogiques (conférences libres à la MG, cours bénévoles dans les écoles de mon village et des alentours, ateliers plastiques et sonores de chambre etc.). Éditorialement, le Copyleft fait le reste : quel que soit l’éditeur avec lequel je fais un livre, il n’y a aucune capture possible de celui-ci. Je ne suis pas sûr d’avoir toujours le flair pour anticiper une situation éditoriale ou artistique pourrie, mais j’ai au moins développé une certaine prestesse pour faire demi-tour dès que la plus minuscule fissure éthique menace.

— Je reviens à ta remarque de tout à l’heure, « quand tu m’auras désigné ta propre conception de l’élite etc. »… en effet… Je peux essayer de faire ça en m’appuyant sur ton exemple de L’an 01 : l’élitisme, ce serait justement de proclamer qu’il suffit qu’un chapeau soit fait main pour qu’il soit indigne d’un regard.
Bref, dans cette conception l’élite se définit par ses exclusions formelles, par exemple elle marque les frontières du bon goût en désignant nommément les formes vulgaires ou méprisables. C’est une posture effectivement, et une prise de pouvoir.
Je comprends bien que ce n’est pas du tout ton propos, j’ai été un peu lourde avec ma question caricaturale, mais je trouvais important de préciser ce que tu développes justement dans ta réponse : « ce que je refuse est moins important que ce que je ne cherche pas ».

— C’est une définition à laquelle je souscrirais sans problème, notamment pour ce qu’elle entend du rapport au pouvoir (autant te dire que comme théoricien de la prise de pouvoir, je me pose là, ah ah ah !) si elle n’était pas toujours unilatéralement posée. Il se trouve que dans L’An 01, l’élite, elle se constitue autour de ce chapeau sinistre, que tous les bienheureux portent sur la tête. C’est le chapeau de ceux qui ont tout compris au monde, aux vraies valeurs. Le chapeau leur visse ces bonnes valeurs sur la tête et leur rappelle qu’ils ont fait le bon choix pour l’éternité. Le reste du monde est constitué de pauvres diables sans doute aveugles, sans chapeau à la con. Se poser le cul autour d’un feu — ce qui est une perspective complètement réjouissante — pour inventer le monde ne peut se satisfaire d’en liquider les questions par le bégaiement des formes achevées et entendues d’avance ; qu’elles soient artisanales ou industrielles importe moins que leur prétention à couper court à l’invention du monde par "la bonne réponse". Précisément quand cette "bonne réponse", ne peut s’empêcher d’être armé de "bon sens". Je me méfie comme de la peste du bon sens, au moins autant que des soirées guitare sèche et chansons. Il y a là dedans, pour moi, l’image dévastatrice d’un mouvement qui décide de s’arrêter. C’est bien de s’affronter également aux figures du pouvoir culturel, c’est nécessaire ; mais y répondre par ce refuge permanent dans les bonnes vieilles évidences de l’esthétique (qui n’a pas besoin d’être populaire pour me poser problème), c’est un coup pour rien. Et ça rapproche assez dangereusement de la façon de considérer le problème artistique et ses liens avec la collectivité dans les petites marottes totalitaires comme dans le pourrissoir télévisé.

« J’ai été un peu lourde »… non non, c’est bien d’aller au charbon, d’oser poser frontalement les questions qui vous démangent ; parce que certaines sont récurrentes (celle sur l’élite, par exemple) ceci signifie que, d’une certaine façon, elles sont bien générées par les positions, les choix, les déclarations qui sont les miennes depuis presque une trentaine d’année maintenant. Alors autant les poser, oui.

— Sinon, je t’ai invité à réagir sur des citations, tu as as une à ajouter qui te semblerait à sa place pour conclure  ?
Difficile de conclure sur une citation sans qu’elle prenne l’allure d’un mot d’ordre. Je pourrais, comme Denis Roche, m’en tirer en finissant sur la citation de Lénine, « Désormais nous travaillerons sans citation », mais Lénine, toute de même, pour s’en tirer… Et puis c’est encore un mot d’ordre. Le mot d’ordre, c’est ma boussole qui indique le sud. Je cours toujours dans la direction opposée.

Pola K. (groupe de Béthune)