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éditorial du Hors-série nº 54

mars 2014.

La période récente a vu fleurir en France nombre de manifestations ouvertement menées par l’extrême-droite. Depuis les cathos intégristes menant la danse à l’occasion de l’opposition au « Mariage pour tous », jusqu’au « Jour de Colère », où on a vu défiler des officines pétainistes, royalistes, néo-nazies, rouges-brunes et autres hooligans au milieu de « monsieurs tout le monde » pas plus choqués que ça de cette proximité malsaine et dont les gamines galvanisées glissent, dans l’enthousiasme ambiant, les peaux de bananes sous les pieds de ministres à la peau jugée trop peu blanche…

D’après Robert Badinter, on n’avait pas entendu le slogan « juifs dehors » depuis la deuxième guerre mondiale. On n’en est pas encore au bruit des bottes, mais ça ne présage vraiment pas le temps des cerises. Partout en Europe, les néo-nazis se font plus visibles. En Hongrie (gouvernée par Viktor Orbán), des milices pratiquent des pogroms à l’encontre des Roms ; en Grèce, laboratoire de la démocratie « pour le meilleur et pour le pire », les commandos du parti Aube dorée terrorisent les étrangers et attaquent tout ce qui est plus ou moins libertaire… Bref, tout ça rappelle — selon l’expression consacrée — « une période sombre de l’Histoire ».

La comparaison avec les années 30 en Europe n’est pas neuve : quand la « crise » de 2008 a éclaté, le parallèle avec celle de 1929 avait déjà semblé naturel. La montée des extrêmes-droites fournit aujourd’hui un autre argument de comparaison. Face à cette résurgence des mouvances fascistes et néo-nazies, le pouvoir institutionnel brandit souvent la théorie des deux extrêmes, qui consiste à renvoyer dos à dos ce qu’il appelle extrême-gauche et extrême-droite. Par exemple, après l’assassinat en Grèce de Pavlos Fissas (rappeur antifasciste), la police grecque a tapé un peu sur Aube dorée mais aussi sur la mouvance antifa.

En France, après l’assassinat de Clément Méric, on a entendu Jean-François Copé réclamer la dissolution des mouvements extrémistes (sachant qu’il compare Jean-Luc Mélenchon à Pol Pot). Cette « théorie des deux extrêmes » peut être vue comme un des aspects de la fameuse « droitisation de la société ». Si on compare les revendications d’aujourd’hui des partis dits d’extrême-gauche avec le programme commun (signé en 1972 par les PS, le PCF et les radicaux de gauche), on observe que la gauche a — pour le moins — mis de l’eau dans son vin.

Autre illustration de cette droitisation : depuis 20 ans, les thèmes de l’immigration et de la sécurité sont les thèmes centraux des campagnes électorales françaises. Or ce sont des thèmes introduits par l’extrême-droite. Les professionnels de la peur promettent sécurité aux bons citoyens : « dormez, braves gens, je vous protégerai » (ou « avec moi, la république vous protégera », ce qui revient au même). L’acceptation de cette représentation consiste à se déplacer pour les élections et à passer le reste du temps au chaud (si possible).

L’Europe politique est présentée comme une construction qui transcende les nations et qui protégerait des tensions entre pays voisins. Mais les étapes récentes de cette construction se sont faites contre le gré des citoyens : en France, par exemple, le référendum de 2005 a refusé le traité proposé ; ce traité est passé un peu plus tard sans consultation du peuple. Et un certain nombre de partis (y compris de gauche) axent leur programme sur un retour à la souveraineté nationale (une accroche vue récemment : « Bleu, Blanc, Front de gauche » ; ça sent les velléités à instaurer la dictature du prolétariat… français).

D’autre part, on voit des promoteurs d’idéologies foncièrement réactionnaires se présenter comme des révolutionnaires. C’est le cas, par exemple, des bonnets rouges avec leur régionalisme. C’est surtout le cas d’« idéologues » rouges-bruns qui détournent à leur profit des pensées non historiquement de droite (ex : Alain Soral citant Pierre-Joseph Proudhon). « Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles », dénonçait Max Frisch en 1958. …

Cette lumineuse citation paraît aujourd’hui bel et bien anachronique : ce silence malsain, entendu jusqu’au fantasme par ceux qui se sont empressés de lui donner corps dans la parole publique (prétendants au potentat qui usent jusqu’à la corde le « courage de dire tout haut ce que les gens pensent tout bas »), n’a pas résisté à une société où, en politique, il s’agit bien moins de convaincre que de séduire.

Instrumentalisé et donc réalisé par ceux qui prétendent le combattre (« si les gens ont l’air d’écouter ceux qui font peur, c’est parce qu’ils ont besoin de plus de sécurité, offrons donc leur plus de sécurité »), il a enflé jusqu’au vacarme, et les pantoufles, nourries par une multiplication de discours flattant leur couardise, confortées dans leurs aberrations, décomplexées dans leurs haines, ont pris gaillardement le chemin de la rue et des revendications, dans un brouhaha plus bruyant que celui de millions de bottes.

Le dossier qui suit ne vous soignera certes pas les oreilles, néanmoins il tente de débusquer, démystifier et déconstruire les sources et les expressions de ce désagréable vacarme ambiant.

Bonne lecture !

Jean (groupe de Rouen)

avec la contribution de Pola K.