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Dossier : Médias

Media Crisis

la somme totale de notre indifférence
octobre 2015.

En 40 ans et une quinzaine de films, Peter Watkins a produit une œuvre audiovisuelle majeure. Politique et subversive, aussi bien dans le fond que dans la forme.

Depuis son premier court-métrage, ses films traitent des combats politiques contemporains : antimilitarisme, critique des médias et de l’État, mise en cause de la mondialisation… Loin des formes narratives convenues utilisées dans l’écrasante majorité de la production cinématographique (y compris par le cinéma contestataire), il propose des formes et des temporalités originales et expérimente des dispositifs pour impliquer les acteurs, majoritairement non professionnels, dans la réalisation de ses films. Le cinéma de Peter Watkins étonne, et bouscule les codes audiovisuels établis : faux documentaire, fiction parasitée par le style documentaire, vrais ou faux interviews, anachronismes, adresses à la caméra, etc, sont autant de procédés qui lui permettent de critiquer les médias avec leurs propres outils. Il donne à voir de façon simple et compréhensible la manipulation inhérente à toute image cinématographique révélant l’hypocrisie de la prétendue objectivité documentaire. Il montre qu’un autre audiovisuel est possible.

Mais la subversion dérange : ses films ont été censurés, ou même interdits.
La Bombe, réalisé en 1966 pour la BBC, a été interdit d’antenne pendant 20 ans en Angleterre, après avoir reçu l’oscar du meilleur documentaire — pour un film de fiction ! Punishment Park est censuré et retiré des salles 4 jours après sa sortie aux États-Unis et n’a jamais encore été diffusé à la télévision américaine ; The seventies people et Force de frappe ont été interdits de diffusion, et La Commune a été diffusé entre 23 h 00 et 4 h 00 du matin par Arte, co-productrice du film.

Peter Watkins a dû s’exiler à plusieurs reprises et inventer de nouveaux moyens pour financer ses films, mais n’a jamais cessé de critiquer les médias avec acharnement. En 2004 il publie Médias Crisis [note], dans lequel il décrit « les processus réactionnaires, autoritaires et totalement anti-démocratiques qui caractérisent les médias actuels ».
Aujourd’hui, il prépare un nouveau film et continue à écrire.



On peut tous identifier, à un degré ou l’autre, le contenu gênant de la plupart des MAVM (médias audiovisuels de masse) d’aujourd’hui, tant en raison de leurs valeurs orientées vers le consumérisme et l’exploitation que de leur flagornerie éhontée vis à vis du capitalisme de marché et des systèmes politiques hiérarchiques. Certains sont même prêts à reconnaître les problèmes croissants que ces priorités causent à la société et à notre planète.

Cependant nous persistons à ignorer systématiquement, à la fois le fait que ce contenu affecte notre subconscient au moyen de la forme audiovisuelle qui le contient, et le process antidémocratique continu qui englobe l’ensemble du rituel.

Nous devons bien comprendre que les mêmes problèmes, contrôle et hiérarchie, entrent en jeu dans les MAVM, dans leur utilisation de la forme et du process, de la même manière que dans d’autres sphères de l’activité humaine. Par exemple, si je veux délivrer un message à quelqu’un qui se trouve dans la salle où je parle, j’ai plusieurs façons de procéder : je peux rédiger mon message sur un morceau de papier, le placer dans une boite d’acier, fermer le couvercle et lancer la boite à la personne concernée ; ou je peux m’avancer vers cette personne, m’asseoir, expliquer calmement ce que j’ai à dire, attendre la réponse – et peut-être y répondre en retour. Je donne cet exemple un peu théâtral pour appuyer l’idée centrale que n’importe quel message est coloré par la manière dont il est délivré.

Au milieu des années 70 j’avais été invité par l’université de Columbia à New York City pour donner une série de cours sur le rôle des MAVM. Au fil de notre analyse du langage formel intrinsèque de certains genres de médias audiovisuels de culture populaire (dont les informations télévisées et les séries dramatiques), les étudiants et moi avions découvert l’usage standardisé de « la Monoforme » (ainsi que nous l’avons appelée) qui caractérise 90 à 95 % de la production cinématographique et télévisuelle. Nous avions comptabilisé non seulement le nombre de coupures de plans dans chaque émission, mais aussi la fréquence à laquelle la caméra changeait de perspective durant un plan (zoom, panoramique, titrage, etc.), nous avions également examiné des facteurs tels que le temps alloué au développement d’une opinion des téléspectateurs en opposition à celle des professionnels, à l’intensité de la bande son en opposition au silence, etc.

Ce qui est ressorti de notre étude, c’est que la télévision reflète la structure filmique hiérarchique développée par Hollywood au début du 20e siècle ; une structure pensée, pour des raisons commerciales, de façon à enfermer l’audience dans un rôle passif, via un langage systématique d’impact. À Columbia, nous avions relevé la brièveté des scènes (ou des plans) : dans les années 70, leur durée moyenne était d’environ 7 secondes (aujourd’hui, elle est de 3 ou 4 secondes, et souvent moins). Tout aussi dérangeantes étaient la répétitivité et l’uniformité des coupes, et le fait que, quel que soit le genre traité (informations, culture populaire, drame ou documentaire), et sans considération du sérieux ou de la légèreté du sujet, l’utilisation du temps, de l’espace et la structure étaient absolument identiques.

Une réponse pas vraiment atypique à cette information est « oui, et alors ? » – ce qui est en partie le problème. Pour tout un tas de raison, nous n’avons jamais, à un point extraordinaire, remis en cause l’impact de la structure langagière d’Hollywood (sa forme). Par « nous », j’entends les centaines de milliers de professionnels travaillant dans tous les secteurs des médias audiovisuels et papier – les enseignants (spécialement ceux qui enseignent le cinéma, le journalisme, les médias et la communication, y compris les nouvelles formes de médias numériques, et autres secteurs apparentés dont les études culturelles et sociales) – tout autant que les activistes travaillant dans les innombrables associations et mouvements alternatifs. Je distingue ces professions et modes d’engagement social parce qu’ils font partie de ce secteur de la matrice sociale où l’on s’attendrait à trouver la pensée la plus critique au sujet de la media crisis [note]. Au lieu de quoi nous ne trouvons virtuellement rien. Bien sûr il y a des exceptions dans ces domaines – quelques individus épars à travers le monde – mais le contrepoids de ceux qui se conforment au piège des pratiques établies de l’audiovisuel (et de l’imprimerie) est colossal. Et cela inclut bien sûr la grande majorité du public.

« Établies » – mais par quoi ? Nous devons ici considérer toute l’époque depuis l’avènement du média audiovisuel, y compris quand les humains ont choisi le divertissement passif plutôt que l’implication active dans la gouvernance de la planète. Nous devons prendre en compte les innombrables professionnels qui ont non seulement nourri et enseigné le process du divertissement Monoforme, mais aussi qui ont été complices d’une répression rigoureuse pour s’assurer que rien ne vienne faire de vague sur cet étang consensuel. La marginalisation des voix critiques au sein des systèmes d’enseignement des MAVM – pour s’assurer qu’elles n’atteignent ni le public ni les étudiants – est un phénomène qui a été enseveli dans un silence professionnel et public depuis trop longtemps.

On peut spéculer que ce silence a été également causé par la nature inhérente et l’impact de la forme même du langage audiovisuel. Notre société est enfermée dans toute une série de structures temporelles, qui vont du calendrier fixé aux agendas imposés à l’école ou au travail, aux routines domestiques, etc. – où la dictature de l’horloge restreint notre capacité à bouger librement et réagir spontanément. Ajouter à cela les restrictions temporelles imposées par la Monoforme audiovisuelle – depuis les limitations absurdes des programmes télé à l’impact de juxtapositions fragmentées et de plans toujours plus rapides – et le résultat est une alchimie qui impacte sérieusement la réflexion critique sur l’état du monde, ses systèmes politiques archaïques et la dégradation environnementale qui en résulte.

Dans cette crisis, la problématique de la standardisation du média audiovisuel, mentionnée plus avant dans ma description de notre travail à l’Université Columbia, est intégrale. La Monoforme n’est qu’une des nombreuses possibilités de formes de langage au sein du potentiel fluide et complexe des médias audiovisuels. Assurément, les plans rapides et les structures rigoureusement contrôlées y ont leur place. Mais la crisis actuelle ment dans le fait même que les professionnels du cinéma commercial et de la télévision, et beaucoup d’enseignants des médias, allèguent que la Monoforme est la seule forme viable de communication audiovisuelle avec le public, et de fait refusent toute discussion au sujet de son impact à long terme sur le public, les étudiants et les écoliers. Ils refusent de considérer la viabilité de formes de langages plus complexes, où le public aurait le temps l’espace structurel pour réfléchir et interagir.

Que se passerait-il si cette structure Monoforme était appliquée à la peinture, à la sculpture, au théâtre, à la littérature, la poésie ou la musique ? Bien sûr, ces autres formes d’expression ont elles-aussi été soumises à des contraintes commerciales et aux exigences du marché, mais aucune d’entre elles n’a été aussi désastreusement asservie à la demande de conformité et de standardisation que ne l’a été le média audiovisuel. Et aucune ne traite ses collègues « dissidents » avec le même niveau d’intolérance et d’irrespect.

Laissez moi présenter brièvement trois exemples de résistance à l’examen critique de la media crisis.

En France, le système éducatif a lancé une nouvelle option film et vidéo dans les lycées et les collèges. Étant donné le record de conservatisme dans l’enseignement des médias, on peut raisonnablement supposer que cette « nouvelle » option sera plus ou moins de la même veine, c’est à dire qu’elle enseignera la Monoforme. On pourrait presque imaginer la pensée officielle : « Frappez tant qu’ils sont jeunes ». J’ai écrit à plusieurs professeurs de lycée impliqués dans cette récente pédagogie des médias, pour savoir s’ils incluaient quelque base critique que ce soit. Nul n’a répondu.

J’ai été pendant des années abonné au Guardian Weekly (comparable, dans son regard critique, au Monde Diplomatique en France). Le Guardian a généralement des articles plutôt perspicaces sur une grande variété de problèmes globaux – mais jamais, au grand jamais il ne critique le rôle des MAVM, et encore moins la Monoforme. Une des rubriques du Guardian invite les abonnées à se présenter et à donner leur avis sur le journal. Jamais je n’y ai lu de critique sur le rôle des médias, pas plus qu’une quelconque allusion au manque de couverture de ce problème spécifique par le journal lui-même.

Le mouvement social global AVAAZ utilise un système de pétitions en ligne pour alerter le public et agir sur des problèmes majeurs variés. Je n’y ai jamais vu de pétition qui dénoncerait les priorités fixées par les médias, et encore moins le problème de la Monoforme.

Je cite ces exemples pour illustrer le fait qu’on a laissé la Monoforme crisis planer, ignorée par tous, au delà de toute prise de conscience et de toute action critique durant les dernières décennies. Dans quelques milieux professionnels, sociaux ou politiques, c’est incontestablement le résultat du silence et du manque d’information critique sur le sujet, tant de la part des médias que du système éducatif. Dans d’autres cas, les priorités humaines sont directement complices de cette crisis. Elle est dictée par et se manifeste dans les intérêts personnels, l’ambition, le prestige, le pouvoir, la corruption économique, l’amour des grands festivals de cinéma, le refus de soutenir les collègues critiques – y compris en les marginalisant pour maintenir le train des opportunités sur les rails. Elle se manifeste dans le fait d’empêcher les voix critiques d’atteindre les étudiants, et de les soumettre à des préférences personnelles de genres filmographiques plutôt que d’initier un rigoureux processus de questionnement du rôle des médias. Elle menace de chômage les jeunes réalisateurs qui ne suivraient pas la voie de la Monoforme ; elle demande aux réalisateurs de documentaires d’adhérer aux restrictions de plans et aux règles de “l’objectivité” s’ils veulent être financés, elle enseigne aux étudiants que la réalisation professionnelle s’appuie sur un système éditorial de “capture d’audience” grâce à l’”impact” plutôt que d’offre d’espace et de temps pour la réflexion et la remise en cause, etc.

Il est probable que ces mots vont réveiller la vieille accusation qui voudrait que je sois « hystérique, paranoïaque et arrogant ». Ce à quoi je ne peux que répondre : autorisez, pour la première fois, un débat professionnel ouvert et public au sujet de toutes ces questions, et voyez ce que d’autres (y compris ceux qui ont souffert de l’imposition de la Monoforme), ont à en dire. Alors j’accepterai n’importe quelle plainte qui me serait soumise.

Peter Watkins
pour le Monde libertaire
Felletin, 2015


http://monde-libertaire.fr/?article=___Media_Crisis_-_La_somme_totale_de_notre_indifference