À l’approche des élections municipales, un flou artistique se répand sur les perspectives intercommunales. Alors, qu’en est-il ? Depuis les premières lois de décentralisation dans les années 80, les structures intercommunales ont vu leur existence s’affirmer et se renforcer dans les années 90 avec la création des communautés de communes, des pays en préfiguration de la Loi Pasqua (1995), des communautés d’agglomération de la loi Chevènement et des « pays » de la loi Voynet (1999) (ML nº 1219).
Dans les textes, ces établissements publics de coopérations intercommunales (EPCI) sont présentés comme des outils nécessaires aux collectivités publiques afin de répondre aux enjeux de l’Europe du troisième millénaire auxquels ne peuvent pas répondre les petites communes dans différents domaines : éducation, services sociaux (crèche, centre aéré, centre social…), traitement des déchets ménagers et industriels, gestion de l’eau potable et des bassins versants, zone industrielle et artisanale, etc. Comme il est facile de le constater, ces compétences sont importantes dans notre vie quotidienne.
Marchandage politicien dans le service public
Dans le cadre de la Loi Voynet sur les Pays, ces compétences seront renforcées puisque les « pays » auront un rôle prépondérant dans la définition du schéma des services publics. Dit autrement, l’État — dans sa dynamique de désengagement et de « rationnalisation » des services publics — mettra à disposition des gestionnaires des « pays » (politique et technicien) des moyens humains, techniques et financiers sur un territoire et la liberté sera donné aux responsables du « pays » d’arbitrer la localisation des différents services publics (là je te donne une gendarmerie, là je te concède une perception, là je t’échange un hôpital…) et - éventuellement - de compléter la dotation de l’État au travers de la mise à disposition de locaux pour accueillir les services publics, de personnels… comme le préfigurent déjà les tractations entre les communes et les différentes administrations de l’État ayant des établissements de proximité (poste, perception, gendarmerie etc.).
Les nouveaux saigneurs
Le statut des hobereaux des « pays » est surprenant au regard des règles élémentaires de représentation de la démocratie bourgeoise si l’on étudie la loi et les décrets d’application. Ainsi, les gestionnaires des syndicats mixtes seront majoritairement des représentants des communes, quelques conseillers généraux et — dans certaines circonstances — des représentants des chambres consulaires. À côté du « pays » des officiels, une association nommée « conseil de développement » composée des forces vives du territoire (socio-professionnels, fédérations d’éducation populaire etc.) sera réuni une fois par an pour donner son avis… encore un grand pas en avant vers la démocratie participative !
Par ailleurs, sait-on que ces « supers-élus sans légitimité du suffrage universel direct » complètent leurs indemnités d’élus communaux avec des rétributions proportionnelles au nombre d’habitants. Ainsi, il est possible de toucher 5 000-6 000 FF comme maire d’une commune de 2 500 habitants et d’arrondir ses fins de mois avec 10 000 ou 15 000 FF d’allocations complémentaires pour la présidence d’un EPCI de 10 000 à 15 000 habitants telle une communauté de communes ou un syndicat intercommunal pour le traitement des ordures ménagères (lorsque l’on dit que l’argent n’a pas d’odeur et que l’élu se dévoue à la cause publique).
L’intercommunalité : outil de l’intégration européenne
La véritable raison de l’évolution de ces intercommunalités, c’est la réorganisation - d’autres diraient la rationnalisation - administrative du territoire qui est en chantier depuis la fin depuis les années 60 accompagnant la construction de l’Europe politique et économique. De l’échec des regroupements autoritaires de communes (le baton), nous sommes passés à la coopération intercommunale permettant l’accès aux finances de l’État et - de plus en plus - de l’Europe (la carotte). Ainsi, les communautés de communes ou d’agglomérations à taxe professionnelle unique se voient « primés » lors de la dotation globale de fonctionnement et d’équipement ou pour l’octroi des subventions européennes… tandis que ces mêmes financements publiques diminuent pour les communes « autonomes ». Vous avez dit égalité de traitement ? L’objectif — à terme - est de créer un nombre suffisant d’EPCI pouvant contractualiser avec l’État (contrat de plan) mais aussi avec l’Europe et la Région.
Les communes de demain : la gestion de la voirie et les registres d’Etat-civil
Dans le même temps, les communes et les départements voient et verront leurs compétences en matière de réflexion ou de réalisation et de financement transférées respectivement aux « pays » et aux communautés de communes ou d’agglomérations pour ne laisser à terme que des coquilles vides (registres des naissances, des mariages et des décès ainsi que la gestion des chemins communaux pour les communes). À terme, l’ensemble de l’espace administratif - et économique - européen sera construit sur 4 échelons à l’image de l’Espagne, de l’Italie, de l’Allemagne et dans une certaine mesure du Royaume-Uni : L’Europe, L’État-Nation, la Région (le Lander, La Generalitat…) et l’espace « communal » regroupant sur un territoire « pertinent » un nombre d’habitant conséquent (500 000 personnes pour les communautés urbaines, plus de 50 000 habitants pour les communautés d’agglomération et 15 000 à 25 000 personnes au minimum pour les « pays » de l’espace rural).
La dilution des pouvoirs
Évidemment, dans ce cas de figure - comme dans la montée en puissance des pouvoirs législatifs de l’Europe - va se poser le problème de l’éloignement et de la dilution du Pouvoir Politique. Il sera plus difficile d’interpeller les élus des EPCI puisqu’ils seront disséminés sur le territoire intercommunal d’une part et d’autre part en cas de mesure impopulaire, chaque élu délégué pourra prétexter son absence, le « pouvoir de l’administration » de l’EPCI qui agit sans les informer, etc. comme pour la « satanée » Europe responsable de tous les maux.
Se sont aussi ces nouveaux enjeux — en plus responsabilités pénales — qui sont responsables de la crise de vocation aux élections municipales dans les petites communes. En effet, le discours volontairement confus de l’État rend le mandat à venir très opaques et les candidats se demandent « pour quelle mission vais-je être élu ? » suivi de près par une autre question existentielle « vais-je être le chef ? » Chacun ressent bien que les enjeux se passent ailleurs et que les responsabilités (donc le pouvoir) sont concentrées dans les mains d’élus de villes plus importantes et généralement ayant d’autres mandats (conseillers généraux ou régionaux, députés, sénateurs). Aujourd’hui cette crise devient tellement problématique pour la légitimité du système que le gouvernement Jospin à fait voter au début de l’année 2000 une loi limitant la culpabilité des élus sans nier leur responsabilité éventuelle afin rassurer les nouvelles recrues. Il n’empêche que certains élus s’interrogent déjà sur la légitimité des élus gérant ces nouvelles intercommunalité et des voix s’élèvent pour la désignation de ces « supers-élus » à un suffrage direct.
Les pays, outils de concurrence entre les régions d’Europe
La seconde motivation est d’exacerber la concurrence entre les régions d’Europe afin de déréglementer toujours plus l’espace européen. Cette démarche néo-libérale est réclamée à corps et à cris par les députés DL, lesquels gèrent l’exécutif de l’assemblée territoriale de Corse… si voyez ce que je veux dire. L’« adaptation » des lois nationales et européennes à la réalité des territoires (laquelle ?) visent à construire une fédération européenne de territoires sur le modèle des territoires d’outre-mer en limitant l’impact des règlements coercitifs en matière de protection sociale et d’environnement au détriment du développement des… bénéfices des entreprises. Une espèce d’États-Unis de l’Europe occidentale adaptée aux exigences du capitalisme internationale à la sauce néo-libérale avec toutes ces conséquences en matière de protection sociale, de service public, de protection de l’environnement…
De l’État déifié à l’État géré
Évidemment, il n’est pas de notre volonté de prendre parti pour les différentes écoles qui s’affrontent dans la répartition du pouvoir pour les uns et la confiscation du pouvoir pour les autres, ni de savoir quels élus ont plus de légitimé que d’autres. Quoiqu’en disent les thuriféraires de la taxe Tobin (taxe donnant le droit de boursicoter en toute bonne conscience), les tenants du capitalisme keynésien, les promoteurs béats d’un néo-étatisme recentralisant le pouvoir politique et économique au service du plus grand nombre ou des néo-marxistes d’ATTAC, du Monde Diplo et son petit cousin « Politis » et de la nouvelle gauche verte (et pas encore mûre), la critique des anarchistes sur l’État reste fondée. Même si notre anti-étatisme peut paraître « mal pensé » par les tenants de l’« écologie sociale » à la française (tendance « libertaire » démissionnaire des Verts), l’État démontre tous les jours et dans de nombreuses circonstances (AMI, OMC… mais aussi vache folle, amiante, nucléaire, emploi, logement, éducation, santé, retraite…) que dans bien des cas, il est lui-même la « classe dirigeante » et qui « a des intérêts propres à défendre » (Murray Bookchin, Une Société à refaire, ACL, 1992). Ainsi, les intérêts des marquis de l’État se confondent avec les intérêts des bourgeoisies nationales et des grands actionnaires des multinationales. Les discours incantatoires sur les vertus de l’État comme rempart aux méfaits du libéralisme (et du capitalisme, ne l’oublions pas) font bien pâles figures lorsque l’on regarde de plus prêt la réalité des actes posés.
Emyle Hittan. — groupe Gard-Vaucluse