Accueil > Archives > 1998 (nº 1105 à 1145) > 1136 (15-21 oct. 1998), marqué 14-20 oct. > [La Vie d’Alexandre Marius Jacob]

La Vie d’Alexandre Marius Jacob

Le jeudi 15 octobre 1998.

L’histoire, l’histoire réelle, est comme une pâte continue qui se fait au jour le jour par des femmes et des hommes qui espèrent, souffrent, désirent, réussissent, se trompent, réfléchissent, luttent, aiment, agissent. Mais l’histoire sur laquelle nous nous penchons, celle qui nous reste de ces rêves et de ces actions, de ces réussites et de ces échecs, celle qu’on se transmet, est l’histoire que nous ont légués, par leurs écrits, une infime partie des acteurs et des témoins. L’histoire des mouvements populaires plus encore, car combien de ses témoins, combien de ses acteurs étaient des gens de plume ? Certes, les idées, les idéaux restent : ces mouvements portaient en eux bon nombre de théoriciens et de conférenciers qui partageaient ces aspirations, souvent jusque sur les barricades ou dans les geôles.

Même si elle eut ses Michel Bakounine, Voline, Emma Goldmann, Gaston Leval, Louise Michel (pour n’en citer que quelques uns), l’histoire de l’anarchie échappe peut-être moins que d’autres encore à cette mémoire sélective ; c’est qu’elle est plus que toute autre une histoire de liberté, une histoire d’individus.

Parmi eux combien qui n’ont pas attendu les grands mouvement de l’histoire pour incarner radicalement dans le quotidien d’une vie de prolétaires, de pauvres, voire de marginaux ou de réprouvés, l’insolente et joyeuse exigence d’une vie pour laquelle les principes et les audaces de la pensée libertaire sont plus qu’une utopie ? Combien de vies brélantes de libertés, riches d’exigence et de détermination, pleines comme un beau fruit mér d’actions et de solidarités que l’histoire continuera d’ignorer ?

On doit à Bernard Thomas de nous raconter l’aventureuse et magnifique vie d’un de ces héros de l’anarchie pour qui le quotidien, l’action et les principes ne font définitivement et radicalement qu’un.

Le souffle d’une vie

Mousse à douze ans, déserteur une première fois de l’inhumaine exploitation de la « marchande », une seconde fois du criminel parasitisme de la piraterie, Alexandre Marius Jacob, jeune adolescent déjà instruit de la dureté et de l’injustice de ce monde va devenir arpète, saute-ruisseau, ouvrier et découvrir dans les belles et généreuses propositions anarchistes le reflet de sa soif de Justice et de fraternité. Jeune, énergique, enthousiaste, adepte de la propagande par le fait, il découvrira aussi le zèle mesquin et imbécile d’une police encore plus acharnée à persécuter les hommes épris de liberté, leurs familles et leurs proches qu’attentive à faire régner la paix des bourgeois. Alors, comprenant que la guerre sociale n’est pas une image de propagande, un argument de meeting pour faire vibrer le public, une métaphore héroïque pour galvaniser les troupes militantes ou une formule rhétorique de billettiste, Alexandre Marius Jacob, opiniâtrement, résolument, raisonnablement, entre en guerre.

Ne jamais capituler

Il lève des troupes, dresse des plans, lance des batailles, organise une intendance, assure des replis, prépare des arrières. Ses ennemis : les officiers, les magistrats, les rentiers. Ses champs de batailles : les châteaux, les salons, les coffres. Ses armes : La pince, le passe-partout, l’échelle de soie. Son objectif redistribuer les richesses dérobées au peuple par la caste des propriétaires et ses séides, abattre la propriété bourgeoise. Après plus de cent cinquante victoires, comme pour Spartacus, comme pour Kronstadt, comme pour Makhno, comme pour nos camarades espagnols viendra le temps de la défaite ; pour Alexandre Marius Jacob, celui du bagne. Mais se sera une défaite de guerrier : celle d’une bataille, pas celle d’un homme. Et la guerre reprendra de plus belle. Contre l’imbécile justice d’une classe de repus apeurés, contre l’ignominie criminelle de l’administration pénitentiaire, contre l’arrogance sadique de la chiourme, contre la veulerie des codétenus. Ne pas capituler, ne pas se soumettre, jamais ! Rester un homme libre, un homme debout, pour soi et pour les compagnons d’infortunes ; autrefois ceux des rues et des galetas de prolétaires, maintenant ceux des fers.

Puis viendront les années hors du bagne. Celles des dernières batailles, mais surtout celle des amitiés, celles des amours, toujours avec la même joyeuse détermination d’une vie d’homme libre, d’une vie de libertaire qui sait, par chacun de ses désirs, chacun de ses actes, jusqu’à l’ultime, que la liberté ça se vit, ça se choisit, ça se défend

Bernard Thomas ne fait pas que nous rendre les espoirs, les souffrances, les désirs, les combats d’un homme déterminé et épris de liberté. Il nous restitue aussi, avec un talent rare, une époque, une histoire, les petitesses d’une bourgeoisie (Ah ! cette phrase : « cela, les lecteurs du Figaro payent leur gazette pour l’ignorer »), les errements, les erreurs, les victoires et les évolutions des mouvements populaires. Il nous restitue cette histoire sans laquelle nos aspirations, nos désirs, nos luttes resteraient orphelins des expériences de ceux qui les incarnèrent avant nous. Merci à lui.

Jean, groupe Maurice-Joyeux (Paris)


Les Vies d’Alexandre Jacob par Bernard Thomas, éd. Mazarine