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« La Guerre contre Paris 1871 »

Robert Tombs
Le jeudi 22 mai 1997.

Rares sont les ouvrages sur la Commune de Paris, de nos jours encore, dans notre paysage. À part le grand livre de Louise Michel, qu’il serait urgent de rééditer, et le Lissagaray, qui vient lui de connaître son centenaire, nous sommes démunis. Un cahier de la revue Itinéraire a rendu hommage à Varlin, dont des textes se trouvaient jadis aux éditions Maspéro. C’est bien à peu près tout. Nous en connaissons tous la cause : l’appropriation de la Commune de Paris par le P.C.F. en fit un domaine historiquement sinistré. Tout le savoir sur la Commune appartiendrait par essence à cette école politique : « communiste parce que communard », et c’est ainsi que nous trouvons dans nos banlieues les noms de nos anarchistes préférés enrôlés sous l’étrangère bannière de feu ce parti né cinquante après l’événement mythique prétendu fondateur.

Robert Tombs vient changer ce regard, avec sa Guerre contre Paris 1871, par un livre d’une qualité exceptionnelle, débarrassé de tous les clichés et stéréotypes dominants habituellement. L’auteur, professeur d’histoire à Cambridge, au Royaume-Uni, a exposé dans ce livre des années de travail, que l’on sent page après page, avec une minutie et un sérieux qui font le régal du travail de l’histoire lorsque celle-ci prend son envol. Ce livre est le contraire d’un fratras idéologique de certitudes jamais vérifiées qui caractérise l’historiographie ordinaire de la Commune de Paris jusqu’ici. C’est pourquoi il nous rend intelligible le processus de la Commune de Paris sous un angle jusqu’ici jamais étudié : du point de vue de l’art de la guerre qui s’est joué à ce moment là, soit de la guerre d’une armée gouvernementale, l’armée des Versaillais contre l’armée des Fédérés et la guerre des barricades.
Loin de nous plonger avec un ennui profond, dans le monde des généraux de Thiers et des soldats-paysans, la déconstruction progressive des idées reçues sur la Commune opérée par l’auteur devient passionnante au fil des événements. C’est que les archives de la période n’ont tout de même pas toutes brûlé, en particulier les archives de l’armée et des débats parlementaires.

Enfin, l’auteur voit, dans La Guerre contre Paris, 1871 le premier événement du genre, la guerre contre des civils, et la criminalisation des communards, un événement avant-coureur qui se banalisera au XXe siècle. A l’inverse des historiens précédents, il met la Commune de Paris, au centre d’une modernité dont on lit l’analyse subtile en fin de parcours.

L’une des questions clés de ce livre est : comment une armée qui fraternisa avec le peuple de Paris, et le 18 mars, et en permit la victoire, put-elle se renverser pour l’écraser deux mois plus tard ? Est-ce la même armée ? Et que s’est-il passé pendant ces deux mois d’avril et de mai 1871 ?

Qu’était l’armée régulière française au sortir de la défaite par l’Allemagne ? En raccourci on pourrait dire, que le pari de Thiers, fut non seulement d’éradiquer définitivement toute révolution bien sûr, mais aussi de redorer le blason d’une armée vaincue et de recréer une fierté nationale dans un pays démoralisé. Il réussit, au prix d’une boucherie sans pareille dans l’histoire du XIXe siècle. Contrairement à l’impression impersonnelle du livre de Lissagaray qui prend l’insurrection communarde par le biais de son aspect organisationnel, et où l’on ne voit plus la fougue des insurgés multiples et la révolution sur le vif, ainsi qu’on le lit dans les mémoires de communards, par le petit bout du vécu révolutionnaire qui est aussi sa vérité la plus immédiate, cet ouvrage, au contraire nous apprend comment la contre-révolution vainc une insurrection : par le limogeage massif de tous ses éléments suspects de fraternisation, voire de simple complaisance avec les communards ; par le recrutement d’éléments neufs extérieurs à la réalité urbaine ; par l’étude minutieuse des positions militaires des fédérés, par les innombrables mouchards, les rapports stratégiques aussi professionnels que l’époque en connaissait ; par une campagne intensive de bourrage de crâne disciplinaire dans les rangs de l’armée versaillaise et l’interdiction de la circulation de la presse communarde dans ses rangs ; par enfin, l’introduction d’un traitement confortable pour les soldats, nourriture et petites attentions, pour gagner une véritable adhésion des soldats versaillais aux ordres de leurs chefs.

Après l’examen de la reconstitution d’une armée nouvelle par Thiers, l’historien entreprend de comparer les deux armées : l’armée versaillaise et l’armée des fédérés, leurs méthodes stratégiques et leur style de vie. On s’y croirait. Nos fédérés y retrouvent une dignité strictement stratégique que d’autres ouvrages antérieurs leur avaient ôtée : ils ne sont pas, dans ce livre, présentés comme des incompétents en matière de bataille, mais au contraire leurs stratégies y sont parfaitement explicitées, pensées et cohérentes. De plus, les insurgés eux-mêmes y sont des révolutionnaires humains, et non des mythes ou des robots à faire les révolutions : ils se démoralisent, ils ne se rendent pas forcément avec une stricte régularité à leurs postes, ils y entraînent des ratages : les insurgés ne sont pas des militaires précisément, ils ne sont pas des brutes avilies de soumission, mais des hommes en lutte, au rythme de leurs moyens réels. « La bataille de Paris » à proprement parler, c’est-à-dire la semaine sanglante, y est traitée avec un bonheur particulier : comment sont construites les barricades, au nombre de neuf cents dans tout Paris, combien fallut-il d’insurgés pour les construire ? Qui furent-ils au cri de : « Votre pavé, citoyen ! » Tout un raisonnement des chiffres est examiné avec la rigueur éthique requise : une quantité ne change rien à la violence d’une barbarie. Le recours à des témoignages d’observateurs anglais et américains de passage à Paris, donne des notes de vérité sur la cruauté revancharde.

Montmartre retrouve son ampleur dans la Commune que Lissagaray avait effacée — avec ses vingt-cinq barricades, mais la dite « barricade des femmes » de la rue Blanche n’y redevient hélas, qu’une légende post-communarde : il n’y avait qu’une seule et unique femme sur cette barricade ! De même pour les « Pétroleuses » qui jamais n’existèrent : le mot exprime la panique des Parisiens devant la destruction de la ville, mais cette destruction, d’immeubles et de bâtiments fut le fait de l’armée versaillaise, non des communardes.

Quant aux quartiers de l’est parisien, ils tiennent le record de barricades : « 44 à la Chapelle, 45 dans le 14e, 78 dans le 11e, 76 dans le 20e, 111 dans le 19e arrondissement ». Qu’entendait-on alors par « barricade » ? Robert Tombs n’économise aucun détail : « Matelas, omnibus, fiacres, rouleaux de papier d’imprimerie », ou encore « grands fortins en papier » et « petites murailles de pavés ». Diversité des barricades, diversité des combats. « Les 111 barricades du 19e arrondissement, représentant 19 500 mètres carrés de pavage, nécessitèrent 900 journées d’hommes pour leur démolition »… L’auteur en conclut qu’il en fallut autant pour leur construction. Que fut la réalité des combats ? Là encore, une légende s’effondre : « la moitié des barricades, surtout les petites en pavé des rues secondaires, furent abandonnées dès l’arrivée des soldats », bien qu’au final, le combat ait été « long et épuisant ».

Quant à la répression, les massacres, les exécutions sommaires sans ordre ni jugement, ni preuve, pour les raisons les plus arbitraires, comme celle par exemple d’être un habitant de la ville de Paris, même s’il passa tous les événements dans sa cave, les emmurés vivants, tout cela rejoint en effet les récits des déportés révolutionnaires de Nouvelle-Calédonie ou les exilés de Londres, la précision et la vue d’ensemble en plus.

Non moins éloquente est l’analyse comparée des discours parlementaires après le massacre, Thiers voulant rallier sa gauche avec sa droite, sur l’« humanité » de l’écrasement de la Commune, avec la réalité ci-dessous gisante : les morts les plus bestiales, les délations généralisées, et la parcellisation extrême des savoirs et points de vue : ce fut une machine, organisée par quelques uns, peu nombreux, et exécutée par une multitude, chacun dans son coin, où personne ne domine l’ensemble, puisque personne, dans ses goûts du sang, ne mesure l’immensité de la tuerie. Procédure moderne que ce « personne ne sait, personne n’est responsable » inaugurée par Thiers et que le XXe siècle mit à profit de nombreuses fois. « La réalité eut peu de rapports avec les discours parlementaires de Thiers. La répression fut atroce et démesurée ».

L’école historique britannique nous a souvent offert de remarquables travaux. Le livre de Robert Tombs est de ceux-là. Enfin un vrai livre d’histoire sur la Commune de Paris.

Claire Auzias


Édition Aubier, collection l’univers historique.