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Le Voyageur sans bagages

octobre 1954.

C’est le titre d’une comédie de Jean Anouilh. C’est aussi l’histoire la plus étonnante de ce siècle. Une histoire absurde, à la mesure de l’absurdité des temps que nous vivons.

La voici en quelques mots :



Un apatride d’origine russe, Nicolas Levinstsky, né à Shanghaï d’émigrés russes, après quelques tribulations, finit par obtenir un visa pour le Brésil et s’embarque à Gênes sur la paquebot français « Bretagne ». Ceci se passait le 7 aout 1953. À l’arrivée, le gouvernement brésilien, revenant sur sa décision, annule le visa et refoule l’apatride. Désormais va commencer pour Nicolas Levintsky une odyssée qui est la vivante illustration de notre temps.

Refoulé du Brésil, l’apatride ne peut trouver asile nulle part. L’Italie, d’où il est parti, refuse de le laisse débarquer. Ni la France, ni l’Espagne, ni le Portugal, ni aucun pays de l’Amérique latine ne consentent à accueillir cet indésirable. Et comme la compagnie de navigation à laquelle appartient le navire ne peut tout de même pas se débarrasser de ce passager inopportun en le jetant par-dessus bord, force est bien de lui accorder l’hospitalité à bord.

Alors, pendant treize mois, je dis bien : treize mois, l’homme de nulle part, celui dont personne ne veut, va demeurer prisonnier sur le navire.

Mais pourquoi Nicolas Levinstsky est-il ainsi refoulé de partout ?

Est-il atteint d’une maladie contagieuse ? A-t-il la peste, le choléra, la lèpre ? Non.

Est-il un espion ? Un mystérieux personnage à la recherche de quelques documents à voler ? Non.

Est-il un dangereux agitateur ? A-t-il fomenté des révolutions, organisé des révoltes, renversé des gouvernements ? Même pas.

Nicolas Levinstsky, en vérité, est atteint d’une tare plus grave que la plus grave des maladies. Il a commis un crime plus grand que le plus monstrueux des forfaits :
Une tare et un crime que notre monde moderne ne pardonne pas : Nicolas Leventsky n’a pas de patrie. Nul pays ne consent à le reconnaitre pour l’un des siens. Ni la Russie d’où ses parents ont fui, ni la Chine où il est né, ni aucun autre pays. N’ayant pas de patrie, l’homme n’a pas de pièces d’identité, pas de passeport, pas de « papiers » en règle sans lesquels l’homme moderne n’est plus qu’un pestiféré dont tout le monde s’écarte avec horreur.

Et sans ces pièces officielles dument signées, paraphées, estampillées, datées, vérifiées et contrôlées par toute une armée de fonctionnaires et de policiers, l’homme de ce siècle n’est plus qu’un hors-la-loi que les nations expulsent comme Nicolas Levintsky ou enferment dans des camps de concentration comme les personnes de l’Europe centrale.

Quelle dérision ! Il y a deux siècles au temps des diligences, tout un chacun pouvait à son gré franchir n’importe quelle frontière sans la moindre autorisation. Aujourd’hui, à l’heure de l’avion à réaction, l’homme moderne ne peut plus bouger de place sans aller auparavant en solliciter avec humilité l’autorisation aux Tout-Puissants Bureaux.

Il y a un siècle, il fallait un mois pour se rendre en Amérique et quarante-huit heures pour obtenir les titres de transports. Aujourd’hui, il faut huit heures pour traverser l’Atlantique en avion et trois mois pour obtenir les passeports et visas nécessaires.

À moins, évidemment d’être un homme politique, un milliardaire américain, une vedette de cinéma ou un escroc d’envergure.

Pour en terminer avec l’histoire de notre apatride, disons que celui-ci a, enfin ! trouvé un asile. Un pays s’est honoré en lui offrant son hospitalité. Il ne s’agit pas, évidemment, de la France, mais de la République Dominicaine.

Notre homme ayant obtenu un passeport, put croire ses tribulations terminées. Il prit donc l’avion à Orly à destination de Saint-Domingue, via New-York.

Mais l’Administration veillait. À l’escale de cette dernière ville, elle délégua ses Inquisiteurs qui vérifièrent les sacro-saints papiers. Et, avec un hennissement de triomphe, ils découvrirent qu’il manquait quelque part une estampille, une signature ou un visa. En raison de quoi, ils refoulèrent une nouvelle fois l’errant et le réexpédièrent à Orly.

Qu’importe : Nicolas Levinstsky est reparti et doit avoir aujourd’hui rejoint sa nouvelle patrie.

Mais il lui aura fallu, en somme, treize mois pour se rendre d’Italie en Amérique centrale.

Pendant ce même laps de temps, aux aurores de la traction à vapeur, Jules Vernes lui aurait fait faire cinq fois le tour du monde.

Le progrès est une belle chose !

Maurice Fayolle