Accueil > Archives > 1968 (nº 138 à 146) > .142s, nº spéc. (juin 1968) > [Le crépuscule du syndicalisme]

Le crépuscule du syndicalisme

juin 1968.

La vie est mouvement, c’est pour ne pas l’avoir compris que les organisations syndicales dynamitées par la révolte sauvage de la Sorbonne ont été projetées dans une grève qu’ils ne voulaient pas, par les jeunes travailleurs des usines qui se sont senti concernés par la violence révolutionnaire qui en vagues puissantes se répandait sur le pays. Et depuis on assiste à des tentatives dérisoires, souvent contradictoires et incohérentes des directions pour reprendre le contrôle de la base.

Ce que ces gens-là n’ont pas compris et ne pouvaient pas comprendre c’est que les méthodes des organisations syndicales, autant même que le gouvernement ou la société capitaliste et son régime économique, étaient remises en cause et que se glisser en tête du torrent qui déferle sur le pays les emporterait comme des fétus. Et souvent dans leur réaction réformiste et conservatrice, les syndicats n’ont été que le reflet du monde du travail, habitués à un rituel syndicale à la petite semaine sans risques majeurs pour leur confort et qui cahin-caha les maintenaient dans une médiocrité économique rassurante.

Le premier mouvement de stupeur passé, l’insurrection de la jeunesse des écoles a été ressentie comme une injure. Que des jeunes croient encore en la révolution qu’eux avaient condamnée et parlent de transformer la société, que les étudiants se proposent de réussir ce qu’en deux ou trois occasions mémorables ils avaient loupé, fut reçu par eux comme un affront.

Ces derniers jours on a beaucoup injurié les dirigeants syndicaux et comme tout ce qui est excessif, ce jugement risque de tomber à plat, tombera à plat auprès des travailleurs des usines qui les connaissent mieux qu’on ne les connaît au quartier Latin.

Quelle que soit l’organisation à laquelle ils appartiennent les « bonzes » ont eu vingt ans en 1936 ou en 1945. Comme la jeunesse actuelle ils ont vécu une période exaltante où tout paraissait possible, puis comme ils avaient été les meilleurs dans la lutte tout naturellement ils ont grimpé les échelons de l’appareil syndical. Alors une lente désagrégation a commencé. Pris entre la revendication journalière harassante et les servitudes politiques, leur but initial qui était la révolution syndicaliste et socialiste ne leur est plus apparu que comme une hypothèse lointaine, semblable à ces paradis qui sont la justification qu’on se donne pour excuser les servitudes qu’on accepte.

Usés par les luttes, les espoirs déçus, maintenus en selle par des succès éphémères, agréablement chatouillés dans leur amour-propre par les fauteuils de velours rouge des innombrables commissions où le pouvoir a bien voulu qu’ils posent leurs fesses et où ils font de la figuration, ils ont perdu toute foi en la révolution. Ce sont de braves gens, dans la plupart des cas, des honnêtes gens qui font leur travail avec une conscience artisanale. Bien sûr, aux moments d’euphorie ils se réclament volontiers de l’anarchie, du socialisme, du communisme avec des accents attendrissants. « Moi, tu sais, j’ai pas changé… s’il le fallait… ! » Tu parles. Ou ils sont réformistes, ou ils sont aux ordres d’un parti sur lequel ils se reposent pour cet effort gigantesque qui consiste à bouleverser les structures. Certes dans le cadre de la société capitaliste dont ils sont à la fois le complément et le régulateur ils font des efforts louables pour installer le moins mal possible des ouvriers dans le cadre tracé par le régime. Ils les défendent à travers la législation qu’on leur a imposée et qu’ils respectent trop souvent avec un scrupule imbécile, comment si elle venait d’eux-mêmes.

Mais ce qui a pesé le plus sur le comportement des organisations syndicales fut incontestablement la présence d’un parti communiste important et organisé, et surtout le caractère particulier de ce parti communiste qui fait tache parmi les autres partis communistes des pays démocratiques. Le parti communiste n’a pas seulement pesé comme une chape de plomb sur la CGT qu’il a réduit en un esclavage idéologique et pratique étouffant, mais sa présence a également paralysé toutes les autres organisations syndicales. Il a été pour les uns un espoir, pour les autres une crainte ou plutôt, il a été à la fois un espoir et une crainte pour toutes les organisations syndicales. Paraissant à son début, il y a quarante ans, un organisme singulièrement plus armé pour la révolution il a rejeté par sa masse même et par sa présence les organisations syndicales vers le réformisme y compris les organisations qu’il influençait. Puis son histoire faite de crimes de sang, d’iniquité, fit de lui le barrage le plus sûr contre la révolution, car pour ceux qui le rejetaient il a introduit un élément supplémentaire à l’équation révolutionnaire. Et sa présence a posé au mouvement ouvrier révolutionnaire ce terrible problème de préparer la révolution face à l’État capitaliste et son appareil, mais face également au parti communiste et au sien.

Bien sûr, la destalinisation avait amené une détente chez les naïfs et les imbéciles. Le communisme avait changé ! Ce n’était plus ce jardinier qui au fur et à mesure que des bourgeons pointaient, coupait toutes les branches qui avaient porté le fruit. Nous n’avons jamais cru à la transformation du parti. le parti communiste français le plus servile et le plus cruel de l’Internationale communiste. Ayant à sa tête des renégats du socialisme qui avaient trahi entre 1914 et 1948 tels Fossard, cette vieille canaille de Cachin, Montmousseau et quelques autres, pour se faire pardonner il devait pendant quarante ans se montrer le parti le plus aux ordres de Moscou. Et si son histoire est moins sanglante que d’autres c’est que les circonstances ne lui ont pas permis de faire preuve des talents pour lesquels il avait vocation. Mais il suffit de se rappeler la Libération, son attitude lors de la condamnation de Marty par exemple, pour se rendre compte de ce qu’il eut fait si les circonstances l’eussent permis.

La CGT, grand corps avachi est aux ordres du parti qui de temps à autre lui inflige un traitement de choc pour l’empêcher de d’assoupir tout à fait, mais il se pourrait que le traitement cette fois-ci soit trop fort et que cette carne en crève. Malgré ses scissions la CGT a réussi à conserver quelques personnages, « sans parti » ou PSU qui sont là pour servir d’alibi. Ils appartiennent à cette catégorie de pauvres bougres dont je parlais plus haut qui sont tenus par le râtelier, et parfois par autre chose. Parfois un homme s’évade de cet univers concentrationnaire et nous avons aujourd’hui quelques exemples, celui de Barjonet est le plus probant, encore qu’on puisse être étonné qu’il ne découvre le caractère de la CGT qu’aujourd’hui, alors qu’il a été nourri dans le sérail. Disons-le, Barjonet pas plus que Lebrun avant lui n’est récupérable, le bât qu’ils ont porté pendant si longtemps sur leurs épaules leur ont profondément entamé le cuir. Il suffit de lire dans Combat les déclarations de « Vigier » et « de Paquit », comme l’article de Jean Coin pour voir qu’ils n’ont rien compris, et qu’ils étaient en état de ne rien comprendre de ce qui se passe aujourd’hui dans le pays, et surtout des vices de structures du parti. Ils ont cela de commun avec les trotskistes de tout poil, qui veulent reconstruire à côté du Parti Communiste un autre parti ayant les mêmes structures, enfermé dans le même galimatias marxiste, et qui aboutira, s’il grandit, aux mêmes déformations. J’ai souvent écrit que le trotskisme n’était supportable que parce qu’il était de surface médiocre mais que le grand parti dont il rêvait aboutirait fatalement à une dictature sur le mouvement ouvrier et les syndicats.

Le caractère qu’a pris la CGT a commandé le développement des autres centrales syndicales. Force Ouvrière bien qu’ayant conservé les structures de la période de faste du mouvement ouvrier (la charte d’Amiens qui définissait le syndicalisme révolutionnaire), est vidée de toute substance révolutionnaire. Sa craintive maladie du communisme l’empêche même d’avoir des contacts avec cette dernière ce qui l’a conduit à lui laisser le champ libre. Elle est apparue constamment au cours de cette crise en retard et à la remorque de l’évènement. Même ses intentions les meilleures ne sont pas prises en considération par le commentateur, par l’adversaire comma par l’allié éventuel. Bien sûr elle a constamment soutenu l’UNEF et elle a été la première à la faire. Mais cette position a été entouré de telles circonlocutions embarrassées, qu’elle n’en a tiré aucun profit sérieux, et c’est dommage car si cette centrale, à laquelle j’appartiens, est composée de militants du type de ceux que j’ai définis plus haut, elle est restée la centrale de la liberté et de la fraternité en ce sens qu’on peut s’exprimer librement en son sein et qu’elle répond toujours aux appels à la solidarité agissante qui lui sont lancés. Cette timidité l’a conduite à une maladresse qui est exemplaire. Coincée entre la CGT qui groupe quelques fidèles parmi les jeunes, la CFDT qui par l’intermédiaire du PSU essaie de mettre l’embargo sur la révolte de la Sorbonne ; elle a été dans l’impossibilité de comprendre et d’appuyer les éléments jeunes, dont les conceptions sont celles-là même de la Charte d’Amiens. Dans cette organisation qui possède çà et là de solides noyaux révolutionnaires, et qui était plus apte que la CFDT ou la CGT à comprendre l’insurrection intellectuelle, le frein a joué à fond.

Si la CGT et FO sont des organisations d’un autre temps que l’événement emportera à cette occasion où à une autre, la CFDT revêt un tout autre caractère. C’est une organisation neuve en ce sens, qu’après une mutation qui l’a projetée sous les feux de l’actualité, elle prend un visage réaliste. Ses militants ont appris la leçon chez les bons pères. Ils sont dans le vent et la phraséologie révolutionnaire ne les effraie pas. Mais attention, à cœur chaud tête froide. À leur dernier congrès les héritiers de la plus vieille et la plus efficace école de propagandistes du monde, ont prudemment écarté toute référence à une transformation révolutionnaire de la société. La politique des deux tableaux a été jouée une fois de plus en alternance et la centrale s’est maintenue une fois de plus dans cette rhétorique complexe enfantée par l’Église. Disons que ces gros malins ont voulu goûter de l’unité de lutte avec la CGT et que ces contacts leur ont laissé à la bouche un goût amer. Bien sûr il s’agissait de se confectionner un vêtement révolutionnaire tout neuf mais avec les staliniens qui ne font de cadeaux à personne, le parrainage coûte cher et la CFDT s’en est aperçu.

Il existe deux drames à la CFDT. Le premier est que la base traditionnelle du syndicalisme chrétien se hisse difficilement à la hauteur de l’équipe brillante qui anime cette centrale. Le second, que le rejet du syndicalisme révolutionnaire comme finalité la met sous la dépendance d’un parti politique quelconque pour traduire à l’échelle du parlement des aspirations qu’elle se refuse de régler dans la rue. La gauche socialiste rejetée de la CGT et que FO, toujours méfiante envers les groupes politiques tient à distance, essaie de jouer dans le rôle moteur qui est celui du Parti communiste dans la CGT. La CFDT qui essaie de se donner des allures jeune et fringante, rongée par tous les vices qui ont maintenu sur place un mouvement syndical suivi par un dogmatisme grégaire, est gagnée par une sclérose qui depuis vingt ans désagrège tous les corps constitués de la société.

L’occupation des usines a été, il y a trente ans, le signal du renforcement momentané de l’organisation syndicale dont les adhérents atteignirent rapidement un chiffre record pour l’époque. Je crains bien que cette fois-ci, l’occupation soit le chant du cygne d’un mouvement syndical conduit à la bataille à coups de pied au cul, incapable de tirer une substance révolutionnaire de lui-même, et si ouvertement à la remorque des partis, du parlement, d’un gouvernement quelconque, que la preuve de son inutilité devienne une évidence aveuglante.

On peut penser que l’attitude des centrales syndicales à propos du protocole discuté avec le gouvernement ne renforcera pas leur prestige. Contrairement à ce que prétend le provocateur Séguy (plus stalinien que de raison, et promis par sa position aventureuse actuelle à des lendemains difficile au sein même de son parti, au moment crucial des bilans) les centrales syndicales avaient bel et bien accepté les propositions de Pompidou, s’apprêtaient à les signer, et seule la protestation ouvrière qui les a fait reculer, leur fait aujourd’hui maquignonner les textes pour sauver la face.

Quelle que soit l’issue de la lutte engagée, le problème de la création d’une centrale révolutionnaire est posé. Son contenu doctrinal : la Charte d’Amiens qui fut le trait d’union de tous les rassemblements syndicaux de l’histoire. Sa marque distincte : son refus de toute compromission avec l’État, et par conséquent son rejet de toute participation aux organismes créés par le régime capitalisme. Dans un syndicalisme rénové la discussion des intérêts momentanés des travailleurs devra passer par des contacts directs entre les fédérations d’industrie et les organismes patronaux ou d’État. Ces contacts circonstanciels ne devant jamais rejeter dans l’ombre ce qui est le but initial, constant, permanent, du syndicalisme : la suppression du salariat et du patronat. C’est à partir de ces bases doctrinales que pourront être déterminées les méthodes de gestion ouvrière du patrimoine économique de la nation, les méthodes de liaison entre les industries par l’intermédiaire du lien fédératif. À ces éléments classiques du syndicalisme, il faudra ajouter l’égalité sociale et morale entre les différentes fonctions que nécessite le développement de la production comme de la vie en société.

C’est la dernière chance du syndicalisme dans cette période de décrépitude et que seul le syndicalisme révolutionnaire peut replacer dans sa voix traditionnelle : la vocation gestionnaire. Cette dernière chance il faut la courir résolument car en dehors de sa vocation révolutionnaire, le syndicalisme par sa structure propre est un élément indispensable pour permettre à la révolution sociale de lancer l’histoire dans une direction différente.

Demain ne sera pas pareil qu’hier ! L’évidence de ce propos aux yeux de tous. Il est temps, grand temps pour le mouvement syndical d’y songer. Ceux pour qui l’effort de rénovation paraît trop pénible doivent s’en aller. L’histoire est en train de tourner une page du grand livre de l’évolution humaine. À la croisée des chemins, les trois grandes centrales syndicales sont guettées par le souffle puissant de la foule. Ou elles se placeront dans le vent, ou elles seront emportées par la bourrasque.

Maurice Joyeux