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Le grand divorce…

juin 1968.

« Son discours, on s’en fout ! » clamaient les manifestants à travers les artères de la capitale.

Ne nous y trompons pas, ce cri jailli des poitrines est plus qu’un quelconque slogan, c’est la formulation populaire du grand divorce qui vient de s’effectuer entre la rue et le pouvoir.

Ce divorce que les anarchistes ont toujours proclamé, en dénonçant les fragiles apparences, cet abîme qui sépare le peuple du gouvernement, même lorsque celui-ci feint d’en appeler à celui-là, ce divorce, la population vient d’en avoir la vague conscience, conscience qui s’affirme et se précise de jour en jour.

Elle comprend enfin ! qu’on ne résout pas le problème avec des discours, qu’on ne couvre pas la voix des revendications populaires avec des hymnes nationaux, et qu’on n’apaise pas les colères avec des changements d’étiquettes.

De Gaulle, lui, n’a rien compris — sa vanité l’en préserve — aveugle à ce réveil de la pensée, il continue à parler aux français, comme si ceux-ci en étaient encore au niveau intellectuel de l’UNR moyen.

Or, même parmi ceux-ci, il en est qui se rendent compte que le régime branle dans le manche, que l’arrogance, la suffisance et le mépris ont un terme, et que le respect pour un képi devient chose très relative (les derniers événements l’ont surabondamment prouvé).

De Gaulle aujourd’hui condescend à entendre les revendications populaires, par la voix des délégués syndicaux, mais il le fait précisément dans un temps où la voix même de ces représentants est contestée par ceux dont ils sont mandataires (nest-ce pas Monsieur Seguy ?)

Brimés, trompés par le gouvernement, ils entendent ne pas l’être par leurs propres organismes, ils entendent ne pas voir leurs revendications reléguées sur des voies de garage.

Ils ont déplacé la lutte du tapis vert à la rue, du maquis parlementaire à l’occupation des usines et à l’émeute.

Le mouvement a pris de l’allure et il sera bien difficile à tous les vieux renards en place ou avides de le prendre, de calmer la fièvre du pays.

En vérité il faut que cette élite soit bien niaise et bien ignorante pour s’être laissée acculer à cette impasse.

Elle aurait pu méditer sur l’aventure d’un certain Charles X, auteur lui aussi d’ordonnances, et qui lui aussi ne céda qu’à la force.

Aussi stupide que de Gaulle il crut sauver son régime par un renforcement de son pouvoir.

Il était trop tard.

Le peuple réclamait son départ sans retour.

De même, dans la situation présente, le gouvernement se tromperait lourdement s’il croyait obtenir par l’autorité des organismes syndicaux, ce que ce peuple refuse de l’autorité de l’État.

L’heure n’en est plus aux tours de prestidigitation politique et à celle du « passe-moi le séné, je te passe la rhubarbe ».

Un accord conclu entre les confédérations syndicales et les tenants du régime, sera-t-il pour autant agréé par les étudiants qui ont investi la Sorbonne, par les ouvriers qui occupent les usines et par les paysans qui manifestent devant les préfectures.

Les uns et les autres refuseront, peut-être, de souscrire à une mouture, à l’élaboration de laquelle ils ont été soigneusement écartés.

Ceux-ci, selon un mot qui fait fortune, constituent des incontrôlés. Ils ne relèvent de l’autorité et des ordres de qui que ce soit ; ils ont trop subi et l’une et les autres pour consentir à les subir davantage.

C’est en cela que le mouvement qui secoue le pays est typiquement révolutionnaire.

Il n’entend pas accorder aux uns ce qu’il refuse aux autres, renverser Charles X pour hériter Louis-Philippe.

Les revendications vont bien au-delà des limites auxquelles veulent les circonscrire certains (entre autres la CGT, qui s’essouffle à suivre le mouvement après l’avoir désavoué, et qui, dépassée par la base, essaie de ralentir sa marche pour coller à elle).

Mais alors c’est l’anarchie s’écriera le bourgeois épouvanté.

Pas de reprise du travail, l’économie paralysée, le pays sans communications, sans transports et bientôt sans vivres.

Non ! L’anarchie dans le sens de désordre où vous l’entendez, c’est le système bourgeois, capitaliste et étatique lui-même.

C’est lui qui porte la responsabilité d’un monde aux deux tiers sous alimenté, c’est lui qui porte la responsabilité d’une économie factice quand elle n’est pas criminelle et qui repose sur un immense gâchis, une économie qui vend de la poudre de perlimpinpin et des France-Dimanche, quand elle ne fabrique pas des engins de mort.

Vous voulez rétablir l’ordre, dites-vous ?

Quel ordre ?

Celui de milliardaires et de Smig, de vieux travailleurs que l’on trouve pendus dans leurs carrés, de jeunes à qui l’on inculque la magnificence et la sagesse du système, d’ouvriers à qui l’on rogne le pouvoir d’achat, dans le même temps où le capitalisme gonfle ses bénéfices, de politiciens qui prétendent penser et décider pour autrui, et des flics qui matraquent ceux qui ne sont pas d’accord.

Celui d’un pouvoir qui trouve des millions pour recevoir en grande pompe les racketteurs internationaux, et qui trouve un ministre pour signer un arrêt d’expulsion contre Cohn-Bendit.

Est-ce cet ordre là dont vous avez la nostalgie ?

Nous pas.

Notre anarchie à nous n’est pas cette façade qui camoufle mal, les combines, les tripatouillages, les prébendes des uns et la misère du plus grand nombre.

Notre anarchie à nous n’est pas dans l’irresponsabilité d’une population moutonnière conduite par des bergers et mordus par des chiens, et menée vers de douteuses bergeries quand ce n’est pas des abattoirs.

Notre anarchie à nous est dans un ordre social qui ne descend pas d’un temple royal ou parlementaire, mais qui monte de la prise de conscience de tous.

Notre anarchie à nous refuse de s’en rapporter à la voix de cénacles coupés de la masse, ignorants de ses aspirations et de ses besoins, mais à cette masse elle-même qui fait l’apprentissage de son savoir dans l’expérience de son effort et dans la coordination de l’activité de chacune de ses branches.

Cela compte, et les événements présents nous en apportent la preuve :
Le Chef d’État peut quitter la France, la Chambre peut avancer ses vacances, le gouvernement peut ne pas siéger, qui s’en aperçoit ?

Mais que les cheminots débrayent ou que les boulangers se mettent en grève et le pays est paralysé.

Cela ne prouve-t-il pas surabondamment que ceux-ci sont indispensables à la vie du pays, alors que ceux-là ne sont que des parasites ?

Vous voulez rétablir l’ordre, dites vous.

Quel ordre ?

Si c’est celui qui permettra à tous de vivre dans la liberté, si c’est celui qui anéantira toutes les agitations superflues au bénéfice des activités réelles, avec pour conséquence la diminution des horaires de travail, si c’est celui qui répartira les bienfaits de la production humaine entre tous les hommes, au lieu d’en enrichir scandaleusement quelques privilégiés, si c’est cet ordre là que vous voulez non rétablir, mais établir, nous aussi et c’est pour cela que nous appelons à voir disparaître toue le système qui n’est qu’un désordre continuel et un mensonge permanent.

Proclamons l’irréversible divorce que la nation vient de ressentir et qui a transposé le problème des « Élysée », des « Palais Bourbon » ou des « Sénat » à la rue.

Qu’on en finisse avec ces appels à la majorité des Français par voie de referendum, ces grimaces démocratiques, ces invitations à un peuple souverain de décider entre son Pernod du dimanche et son tiercé hebdomadaire de la réponse à faire à une question, à laquelle il ne comprend rien (et à laquelle il n’y a rien à comprendre) et dont il jouera la décision au zanzi.

Qu’on en finisse de l’imposture d’un régime qui, de lin en loin, fait semblant d’accorder au peuple un pouvoir, alors que les choses se passent ailleurs et hors de ses desiderata.

Qu’on en finisse de cette transposition de la volonté populaire sur un terrain qui n’est pas le sien, en des sphères qui lui sont étrangères, par des personnes interposées qui ne sauraient et ne peuvent le représenter, que leur cocarde soit rouge ou tricolore.

La réponse n’est pas dans les paresseux bureaux de vote, mais sur le lieu du travail, dans les assemblées populaires, dans les syndicats et dans la rue.

En dépit de la richesse des trusts et des consortiums, la puissance est dans le peuple, puisque ce n’est que par l’asservissement du peuple, qu’il y a richesse des consortiums et des trusts.

Si ce peuple avait la sagesse d’ignorer ce gouvernement (dont le seul rôle est de protéger ouvertement ou secrètement les intérêts capitalistes). S’il avait la sagesse de s’organiser parallèlement à lui et dans le dédain de son existence, la révolution serait accomplie et avec elle s’établirait l’anarchie qui, selon le mot du grand géographe Élisée Reclus, est la plus haute expression de l’ordre.

Maurice Laisant