Accueil > Archives > 1989 (nº 733 à 770) > .764 (12 oct. 1989) > [Tract distribué à Halluin, dans la banlieue lilloise, en 1900]

Tract distribué à Halluin, dans la banlieue lilloise, en 1900

Le jeudi 12 octobre 1989.

Les anarchistes du début du siècle ont parfois un ton hautain, voire méprisant. Sûrs de leur vérité, impatients d’en faire une pratique, mais sachant aussi que les masses sans conscience révolutionnaire sont souvent les suppôts des tyrannies, les compagnons sont tiraillés entre le désir de se fondre dans celles-ci et la volonté de s’en dégager. Comment expliquer, autrement que par la volonté de provocation (d’où on espère voir sortir la prise de conscience), ce tract distribué à Halluin (banlieue lilloise) en janvier 1900 ?

Éric Dussart



C’est toi, le criminel qu’on appelle le Peuple — puisque c’est toi le Souverain. Tu es, il est vrai, le criminel inconscient et naïf.

Tu votes et tu ne vois pas que tu es ta propre victime…

Tu le sais et tu t’en plains ! Tu le sais et tu les nommes ! (…)

Tant que tu n’auras pas compris que c’est à toi seul qu’il appartient de produire et vivre à ta guise, tant que tu supporteras, par crainte, et que tu créeras toi-même, par croyance à l’autorité nécessaire, des chefs et directeurs, sache le bien aussi tes délégués et tes maîtres vivront de ton labeur et de ta niaiserie.

Tu te plains de tout ! mais n’est-ce pas toi l’auteur des mille plaies qui te dévorent ? Tu te plains de la police, de l’armée, de la justice, des casernes, des prisons, des administrateurs, des lois, des ministres, du gouvernement, des financiers, des spéculateurs, des fonctionnaires, des patrons, des prêtres, des proprios ; des salaires, des chômages, du Parlement, des impôts, des galeloux, des rentiers, de la cherté des vivres, des fermages et des loyers, des longues journées d’atelier et d’usine, de la maigre pitance, des privations sans nombre et de la masse inutile inunic [?] des iniquités sociales.

Tu te plains ; mais tu veux le maintien du système où tu végètes. Tu te révoltes parfois, mais pour recommencer toujours.

Pourquoi es-tu le dépouillé et le gouverné ?

C’est toi qui produis tout, qui laboures et sèmes, qui forges et tisses, qui pétris et transformes, qui construis et crées, qui alimentes et fondes !

Pourquoi donc ne consommes-tu pas à ta faim ? Pourquoi es-tu le mal vêtu, le mal nourri, le mal abrité ? Oui, pourquoi le sans pain, le sans soulier : le sans demeure, oui, le sans patrie ?

Pourquoi, donc, n’es-tu pas ton maître ? Pourquoi te courbes-tu, obéis-tu, sers-tu ? Pourquoi l’inférieur, l’humilié, l’offensé, le serviteur, oui, l’esclave ?… tu élabores tout et tu ne possèdes rien !

Tout est par toi et tu n’es rien.

Je me trompe, tu es l’électeur, le votard, celui qui accepte ce qui est celui qui, par le bulletin de vote, sanctionne toutes ses misères : celui qui, en votant, consacre toutes ses servitudes.

Tu es le volontaire valet, le domestique aimable, le laquais, le larbin, le chien léchant le fouet, rampant devant la poigne du maître.

Tu es le sergot, le geôlier et le mouchard.

Tu es le bon soldat, le portier modèle, le locataire bénévole. Tu es l’employé fidèle, le serviteur dévoué, le paysan sobre, l’ouvrier résigné de ton propre esclavage. Tu es toi-même ton bourreau. De quoi te plains-tu ?

Je te hais, moi, homme libre, moi anarchiste.

Je te hais à l’égal des tyrans, des maîtres que tu te donnes, que tu nommes, que tu soutiens, que tu nourris, que tu protèges de tes baïonnettes, que tu défends de ta force de brute, que tu exaltes de ton ignorance, que tu légalises par tes bulletins de vote, que tu m’imposes par ton imbécilité ! C’est bien toi le souverain que l’on flagorne et que l’on dupe, les discours t’encensent. Les affiches te raccrochent. Tu aimes les âneries et les courtisaneries : sois satisfait. Soit courtisé, en attendant d’être fusillé aux colonies, d’être massacré aux frontières, à l’ombre ensanglantée de ton drapeau.

Il se peut que ta bêtise te plaise. Tes souffrances te semblent légères à côté des inquiétudes et des maux qui t’assailliraient, crains-tu, si tu venais à briser toutes lois, toutes férules, toutes dominations.

Tu préfères ta désolation actuelle à l’aléa de l’intégrale liberté !

La peur du large, que tu ne veux pas même entrevoir, l’effroi d’une vie individuelle et sociale sans barrières te font aimer mieux la niche et la prison.

Reste donc pourceau, auprès de ton auge de fange. Rampe, cloporte grouillant au fond de ta mare et sous les décombres pourrissants, dont tu n’as ni l’intelligence, ni le courage de sortir.

Si des langues intéressées pourlèchent ta fierté royale, ô souverain si des candidats affamés de com-mandement et bourrés de platitudes, brossent l’échine et la croupe de ton autocratie de papier ; (ils te caresseront ensuite avec les triques de leur législation). Si tu te grises de l’encens et des promesses que te déversent ceux qui t’ont toujours trahi, te trompent et te vendront demain ; c’est que toi-même tu leur ressembles. C’est que tu ne vaux pas mieux que la horde de tes faméliques adversaires. C’est que, n’ayant pu t’élever à la conscience de la dignité et de l’indépendance mutuelles, tu es incapable de t’affranchir par toi-même, tu es encore indigne d’être libre.

Alors, vote-bien ! Aie confiance en tes mandataires. Crois-en tes mandarins. Livre-toi à tes mamelucks. Mais, cesse de te plaindre. Les jougs que tu subis, c’est toi-même qui te les imposes. Des crimes dont tu souffres, c’est toi le criminel.

Peut-être après de trop longues épreuves, finiras-tu par entendre et par comprendre !

Quoi qu’il advienne, des hommes, que tu méprises et outrages, libérés de toutes entraves, affranchis de toutes contraintes, débarrassés de la peur du semblable, émancipés de l’oppression d’en haut aussi bien que de la tyrannie du nombre des hommes, persécutés et suppliciés parce qu’ils voulaient vivre libres dans une société devenue humaine, t’auront clamé la vérité.

Un groupe d’hommes libres