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Nord de la France

Les militants anarchistes

Le jeudi 12 octobre 1989.

Si peu de compagnons restent actifs pendant toute la période concernée (1880-1914), rares sont les militants qui rompent définitivement avec l’anarchisme. À chaque crise, des compagnons abandonnent la lutte ou vont dans d’autres mouvements. D’autres apparaissent aussitôt, développent de nouveaux thèmes et cherchent de nouvelles pratiques. Ce renouvelle-ment empêche la sclérose intellectuelle et politique du mouvement anarchiste et lui permet par ailleurs de se développer dans un contexte où le militantisme demande une énergie et un courage considérables. Prenons l’exemple d’Émile Liénard [1]. Celui-ci, dès l’âge de 18 ans, quitte Roubaix pour Reims où il organise des conférences de Sébastien Faure et avec Louise Michel. Condamné en 1896, il revient à Roubaix la même année (il a 24 ans). Il arrête alors toute activité anarchiste et se lance dans l’action syndicale. En 1901, il est délégué au congrès de Lyon par le syndicat textile de Roubaix. Peu de temps après, il réadhère au mouvement anarchiste… Bref, voilà un militant qui quitte les anarchistes avec nostalgie, fatigué sans doute d’une certaine forme de militantisme (voir plus bas), et qui les rejoints dès que ceux-ci ont compris l’importance de la lutte quotidienne dans les syndicats.

Des militants d’âge mûr

Si l’on en croit les rapports de police, les militants anarchistes sont jeunes. Ceci dit, ne perdons pas de vue que les policiers ont toujours tendance à accuser les mouvements révolutionnaires de dévoyer la saine et belle jeunesse française. Cette phrase du commissaire spécial de Tourcoing : les groupes socialistes « cherchent particulièrement à recruter des jeunes gens mineurs, sans expérience et capables de se livrer inconsidérément à des actes violents », phrase relevée aux archives départementales du Nord dans un rapport du 20 novembre 1883, est là pour le rappeler. En fait, l’étude statistique nous oblige à nuancer très fortement ce parti-pris. Pour l’ensemble du département, 67,5 % des militants actifs ont entre 20 et 35 ans ; 27,7 % plus de 35 ans ; et 4,8 % moins de 20 ans. Contrairement à certaines affirmations, l’anarchisme n’est donc pas une révolte juvénile. L’image d’une anarchie bohème et joyeuse est à rejeter catégoriquement. Le gamin qui grandit dans l’humidité des filatures et le galibot de 10 ans [2] qui devient homme dans une nuit perpétuelle ne se complaisent pas dans de fines analyses intimes. L’adolescence n’existe pas dans le Nord l’usine la tue !

Un mouvement prolétarien

Autre parti-pris que celui décrivant les anarchistes comme les survivants du vieil artisanat en révolte contre la prolétarisation. L’image du compagnon philosophant dans son petit atelier est séduisante. Elle a souvent été reprise et les libertaires eux-mêmes l’ont employée [3]. Est-elle juste dans le Nord ?

À Lille-Roubaix-Tourcoing, le pourcentage d’ouvriers d’usine dans le mouvement anarchiste est beaucoup plus important que celui des artisans. Il y a cependant diminution après 1891, et l’attrait du guesdisme [4] y est sans doute pour quelque chose. Dans la période d’avant-guerre, le nombre d’artisans ne cesse de décroître. Sans doute l’anarcho-syndicalisme concerne-t-il peu les artisans. Toutefois, il est intéressant de constater que le recrutement anarchiste se fait surtout, à cette époque, dans les moyennes entreprises. Les compagnons renonceraient-ils à lutter contre l’influence guesdiste dans le textile ?

En ce qui concerne le bassin minier, l’énorme majorité des militants libertaires travaille dans de grosses entreprises : mines, bien sûr (l’influence de Benoît Broutchoux y est considérable), mais aussi verreries.

Bref, là encore, l’image traditionnelle ne correspond pas à la réalité. L’anarchiste n’est pas un « petit-bourgeois déclassé », ni un individu en réaction contre l’évolution industrielle. C’est un prolétaire essayant de donner à sa vie un sens libertaire.

D’un activisme stérile à un militantisme plus réfléchi

Sans pour autant partager l’axis du commissaire spécial de Lille, qui les considère comme de « pauvres hères sans aucune valeur, ni aucun talent », notons que la plupart des militants anarchistes semblent au début se griser de mots ronflants, comme si le verbe pouvait créer les situations révolutionnaires. Ils succombent souvent au verbalisme, criant leur révolte avec les mêmes mots appliqués à des réalités différentes. Quant à leurs réactions, elles sont parfois très élémentaires, allant menue jusqu’à friser l’exaltation. Mais cette période n’est que de courte durée. Très vite, le mouvement anarchiste évolue grâce à l’intervention de ses militants dans le syndicalisme naissant, grâce aussi à leur curiosité intellectuelle et leur soif de culture. Benoît Broutchoux, par exemple, lit beaucoup de livres aux sujets très différents. En deux mois d’emprisonnement, de fin décembre 1907 à fin février 1908, il demande 57 livres qui s’ajoutent aux 14 journaux, quotidiens ou hebdomadaires auxquels il est abonné. Récits de voyages, littérature anarchiste, études syndicales, sociales et politiques voisinent avec les pamphlets anticléricaux, les livres d’histoire, les œuvres complètes de Tolstoï et la revue générale des sciences psychiques.

Cette évolution est particulièrement perceptible à travers les listes de souscriptions publiées par les journaux, car les compagnons joignent à la somme qu’ils envoient une petite phrase qui traduit bien leurs préoccupations. Voici quelques extraits d’une telle liste dans Ni Dieu ni maître (journal anarchiste belge du 8 mars 1886) et provenant de compagnons résidant dans le nord de la France « Un anarchiste qui est las d’attendre (20 c.), un lion enragé (25 c.), la révolution est inévitable (10 c.), il faut détruire jusqu’au dernier bourgeois (25 c.), (…) ». En 1900, dans Le Batailleur (journal anarchiste lillois), le ton est très différent : « Un ami de la liberté (0,25 F), Gros Joseph (0,50 F), un jeune camarade (0,50 F), après quelques chansons révolutionnaires rue des Longues-Haies à Roubaix (7 F), (…) ». Bref, 14 ans plus tard, messianisme et verbalisme ont disparu. L’exaltation et l’impatience des premiers compagnons sont tombées. Ceci dit, il n’y a pas trace de déception ; un militantisme plus réfléchi a remplacé l’agitation un peu désordonnée des premiers jours… l’anarcho-syndicalisme est né !

Éric Dussart (Gr. Benoît-Broutchoux de Lille)

Article réalisé d’après le diplôme d’étude supérieures de Jean Polet, L’Anarchisme dans le département du Nord de 1080 à 1914 document disponible à la bibliothèque du Centre culturel libertaire de Lille.


[1Fiche individuelle d’Émile Liénard (Archives départementales du Nord).

[2Le galibot est un apprenti-mineur.

[3C’est ainsi que la premier page du Père Peinard représente un cordonnier poursuivant, la ceinture à la main, capitalistes, curés et militaires.

[4Député de Roubaix, puis de Lille, Jules Guesde introduit les théories marxistes au sein du mouvement ouvrier français et fonda, en 1905, le Parti socialiste. unitaire.