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L’Union européenne

la mondialisation à l’échelle continentale
Le jeudi 13 décembre 2001.

Commentant le prochain sommet européen à Bruxelles les 13 et 14 décembre 2001, M. Cohn-Bendit met en garde contre tout amalgame entre le G8__ et l’Union européenne. Plus fort encore, M. Jospin souhaite que l’Union européenne soit un rempart contre la mondialisation. Est-ce qu’ils et elles se sont trompé(e)s de cible, ces manifestant(e)s anti-mondialisation qui ont défilé dans les rues de Nice et de Goteborg à l’occasion des derniers sommets européens ? Quel est le véritable caractère de l’Union européenne ? Comment juger sa politique économique ? Quelle est sa position face à la mondialisation ? Quelle est la réalité de la disparition des contrôles aux postes frontières et quelle est celle de l’« ouverture des frontières intérieures ?

Le début de l’unification européenne est marqué par la fondation de plusieurs communautés. La première a été — et c’est tout à fait intéressant — une alliance militaire : l’Union occidentale (1948), qui intégrera en 1950 l’OTAN. On est alors assez éloigné de l’image civile et pacifique que se donne aujourd’hui « l’Europe des quinze ».

Le deuxième acte fut d’ordre économique : le 18 avril 1951 naît la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA en 1957). Suivent Euratom et la Communauté économique européenne (CEE). La primauté de l’économie restera le fil rouge de l’unification européenne : c’est après la création du Marché commun que se constitue le Parlement européen (1958). Ce n’est que depuis 1979 que les citoyen(ne)s européen(ne)s ont le droit d’élire les député(e)s européen(ne)s. Les pouvoirs du parlement n’ont pratiquement pas évolué depuis 1958. Les vrais centres du pouvoir restent les gouvernements nationaux, et dans une moindre mesure la Commission européenne.

Cette unification régionale n’a pas provoquée la création d’un marché fermé aux pays non membres. Elle ne représente donc pas un obstacle au phénomène de la mondialisation. Les accords européens, comme d’autres en Asie et sur les deux continents américains, ont plutôt servi de modèles pour les accords internationaux. Les projets régionaux peuvent être considérés comme une phase d’apprentissage pour les institutions étatiques et les entreprises, avant de passer à la deuxième phase : la mondialisation.

À l’époque du fameux « État-providence », la consommation des classes populaires était encore considérée comme un débouché essentiel de la production capitaliste. Depuis le début des années 80, la bourgeoisie a changé de stratégie. Le commerce international a significativement augmenté, le marché intérieur a perdu son rôle clé, les revenus des classes populaires stagnent ou sont en baisse, la misère se répand, surtout par le biais du chômage. Pour les classes populaires, la nouvelle stratégie « mondialiste » du capitalisme se manifeste par une attaque contre leur portefeuille.

Dans ce contexte, les gouvernements nationaux se sont rendu compte, que « l’Europe » est l’outil idéal pour faire passer des mesures impopulaires. Il est plus facile de « regretter » d’être obligé d’appliquer telle ou telle directive européenne que de faire voter le même texte dans un parlement national. Il s’agit évidemment d’une grande duperie : soit ces directives sont adoptées par les conseils rassemblant l’ensemble des gouvernements des États membres, soit ces mêmes conseils décident d’en transférer la compétence à Bruxelles.

Par exemple, depuis 1982, la Commission européenne décide seule en matière de privatisation des services publics. Ce transfert de compétence libère les gouvernements nationaux d’un sujet potentiellement explosif. De plus, il rend pratiquement irréversible le mouvement de privatisation. Néanmoins, il suffit de taper fortement sur la table pour que ces directives prétendues impératives ne soient pas appliquées : après la grève générale de 1995, la France a gelé les tentatives de privatiser la SNCF, ce qui prouve que les gouvernements nationaux bénéficient encore d’une très grande marge politique.

La nouvelle Banque centrale européenne (BCE) agit dans la plus totale indépendance et prône depuis sa création un véritable intégrisme de la stabilité monétaire qui se distingue clairement du pragmatisme de la FED américaine. Il est de toute façon trompeur d’opposer un capitalisme européen à visage humain au capitalisme sauvage américain. Les désaccords entre Européens et Américains sont fonction de conflits d’intérêts économiques : les Européens cherchent à protéger leur industrie aéronautique, les Américains leurs éleveurs de bœufs, et réciproquement.

Mais Européens et Américains se retrouvent bien souvent unis, lorsqu’il s’agit de plumer les pays pauvres. Ainsi, le compromis pro-posé par l’Europe des quinze pendant les négociations de l’OMC au Qatar sur l’accès des pays du sud aux médicaments brevetés n’a pas été franchement plus « généreux » que la formule avancée par les États-Unis. Le sacro-saint principe de la propriété intellectuelle n’a pas été touché. Si l’Europe se paie parfois le luxe de se positionner de manière plus souple sur le principe du libre-échange, c’est parce qu’elle sait qu’elle peut toujours compter sur une position plus ferme des États-Unis.

Il est intéressant de rappeler la position américaine sur ce sujet au XIXe siècle. Ainsi, cette superbe citation du président Ulysses Grant (1822-1885) : « Pendant des siècles, l’Angleterre a pu bénéficier d’un régime de protection qu’elle a poussé à l’extrême. Sans nul doute, c’est à ce système qu’elle doit sa puissance actuelle. Au bout de deux siècles, l’Angleterre a trouvé bon d’adopter le libre-échange parce qu’elle pense que la protection ne peut plus rien lui apporter. Eh bien, messieurs, ce que je sais de mon pays me porte à croire que d’ici deux siècles, lorsque l’Amérique aura tiré tout ce qu’elle peut d’un système de protection, elle aussi adoptera le libre-échange.  »

Il est vrai que les plus belles réussites de « rattrapage économique » se sont appuyées sur des systèmes foncièrement protectionnistes : en Allemagne, aux États-Unis et au Japon au XIXe siècle ; en Corée du Sud, à Singapour, à Hongkong et à Taïwan au XXe siècle.

Dans une logique de concur-rence accrue entre les trois pôles de l’économie mondiale (Europe, États-Unis, Japon), l’unification européenne est surtout le cadre qui devrait permettre aux pays membres de s’imposer comme puissance économique mondiale sur les marchés, à armes égales avec les États-Unis et le Japon. Après la création du plus grand marché commun de la planète, véritable acquis pour le capital européen, c’est maintenant l’euro qui est censé faire concurrence au dollar. L’unification monétaire de onze pays européens pousse la logique de la concurrence encore plus loin : avant l’arrivée de l’euro, les économies nationales en difficulté pouvaient assez facilement rétablir leur compétitivité internationale par le biais d’une dévaluation de leurs monnaies. Aujourd’hui, les seuls remèdes qui restent sont la baisse des salaires et des cadeaux fiscaux pour les entreprises. Le dumping social risque de provoquer une spirale vers le bas à l’échelle continentale.

L’Europe des quinze, ce serait aussi l’ouverture des frontières internes, la disparition des contrôles frontaliers. Malheureusement, cette « ouverture » est plus réelle pour les biens que pour les êtres humains. Le démontage des postes-frontières entre les pays membres a été accompagné d’un renforcement féroce des contrôles aux frontières extérieures de l’Union, qui sont devenues pratiquement infranchissables légalement pour les ressortissants des pays pauvres (à l’exception évidemment des politiciens, des hommes d’affaires, etc.).

De plus, les contrôles des frontières intérieures n’ont pas du tout disparu, ils sont seulement moins visibles, mais plus efficaces : les douaniers peuvent maintenant intervenir dans une zone de vingt kilomètres de la frontière avec les pays voisins et des gares, ports et aéroports internationaux. Et ils utilisent fréquemment ce droit, notamment aux Pays-Bas.

Quant aux citoyen(ne)s d’Europe, leur liberté d’installation dans n’importe quel pays des quinze est un mythe. En effet, les étrangers ressortissants de l’Union européenne doivent toujours obtenir une carte de séjour et doivent justifier de ressources supérieures au RMI du pays d’accueil. Ils restent toujours menacés d’expulsion administrative pour atteinte à l’ordre public. Il y a déjà eu des Espagnols expulsés de France, des Italiens d’Allemagne !

L’Europe des quinze ne se donne même pas l’apparence d’une légitimité démocratique. Systématiquement, les citoyen(ne)s de pays membres se trouvent totalement exclu(e)s de toute prise de décision, notamment en matière économique. Le grand « acquis » de l’unification — l’ouverture des frontières internes — est plus imaginaire que réel. Pour répondre à M. Cohn-Bendit et à M. Jospin : L’Union européenne, c’est la mondialisation à l’échelle européenne !

Martin groupe de la métropole lilloise de la FA