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Anatomie du capital transnational et barbarie nucléaire

Le jeudi 10 janvier 1980.

La bonne conscience bourgeoise s’accommode mal des images par trop choquantes et culpabilisantes, qui sont celles de la faim dans le monde. On préfère — c’est plus en accord avec le rayonnement de Paris et de son intelligentsia — nous montrer les culs nus des divinités du Lido ou la « crème » hyper-disco se trémousser au Palace… La misère lointaine des nations périphériques, ou celle plus proche des ZUP, villes nouvelles, banlieues pourries et bidonvilles de Paris, Lille ou d’ailleurs — lieux de concentration des sous-prolétariat, loubards et immigrés, aussi regroupés sous le vocable aseptisé du Quart-Monde — ne sont pas des thèmes rentables électoralement pour la droite… ni pour la gauche d’ailleurs.

Mais par contre — marketing politique oblige — la peur de la montée de la délinquance (on met sous ce vocable aussi bien les actes relevant du droit commun que, semble-t-il, l’exercice du droit de manifestation pour les anarchistes du 23 mars 1979), de la crise du pétrole, du terrorisme international, de l’activité subversive des Arabes, des marginaux, etc., est distillée à longueur de semaine par nos mass-média bien-pensantes ; nauséabondes exhortations au chauvinisme, au racisme, au sexisme et à l’ordre des lâches.

L’actualité internationale vient d’apporter une occasion nouvelle — et de taille ! — à Giscard, de faire trembler le parti de la trouille (celui-ci tend à faire tache d’huile aujourd’hui) et de faire « se serrer les coudes à tous les Français » : les prémices d’une guerre nucléaire planétaire.

Essayons donc de démystifier la chose ».

Bien sûr, ce n’est pas à nous, anarchistes et libertaires, que l’on apprendra que le capitalisme transnational est la source de la misère, notamment de la faim, dans le monde, de la dissémination du nucléaire civil et militaire et des 132 conflits armés qui ont éclaté sur la terre depuis la seconde guerre mondiale. Pourtant les éléments d’analyse qui vont suivre, seront bien utiles pour appréhender la tournure des évènements en ces premières heures de 1980. Les informations chiffrées sont tirées du très sérieux Bulletin of Atomic Scientists « World arsenals in 1978 » — du SIPRI/Institut international sur la Paix de Stockholm.

Giscard n’ignore sans doute pas, puisqu’il a des membres de sa famille dans ce milieu, que depuis la seconde guerre mondiale de puissants lobbies groupant militaires, industriels, universitaires et bureaucrates (60 % des physiciens, chimistes et biologistes du monde entier travaillent grâce à des budgets militaires) se sont constitués et dépensent 35 milliards de dollars par an dans la recherche pour la mort — la nôtre.

À titre de comparaison, les fonds du programme alimentaire mondial, réservés à l’aide d’urgence pour 1979, étaient épuisés début décembre. Il est vrai que la somme allouée n’était que de 55 millions de dollars…

Ces lobbies, donc, exercent toutes sortes de pressions sur les États pour obtenir d’eux, des subventions et l’accroissement des dépenses militaires ; or celles-ci s’élèvent — quel succès ! — à 400 milliards de dollars l’an. Si la part de l’occident n’est plus que de 70 %, celle du Tiers-Monde a fait un bond vertigineux depuis 1960 (250 dollars/tête/an sont dépensés en matériel militaire au Moyen-Orient). En quelques années, l’Egypte — pays le plus endetté du Moyen-Orient — pourrait payer sa dette de 12 milliards de dollars à l’occident, en cessant toute dépense militaire.

Au lieu de cela, la course à l’armement a repris de plus belle. Où est-elle, Giscard, la sagesse des dirigeants que selon toi les foules devraient suivre ? L’OTAN et le Pacte de Varsovie accroîtront leur budget militaire de 3 % en 1980, soit quelques 36 milliards de francs lourds. Au total, toujours selon le SIPRI, la production de moyens de destruction équivaudra à un million de dollars par minute. La chasse aux gaspis passe, à notre avis, par la révolution sociale internationale… C’est-à-dire aussi, combien le commerce international des armes doit être juteux et les marchands de mort français empochent 11 % du marché mondial. Il est vrai que le très catholique Dassault a Dieu pour lui , il en aura besoin puisque Israël, l’Afrique du sud, le Brésil, l’Argentine et l’Inde développent déjà leurs propres unités de production.

La militarisation gagne aussi l’espace. 1601 satellites ont déjà été lancés — près de un tous les trois jours en 1979. En mai 1978, l’URSS lançait son premier satellite-tueur-de-satellites ; en fait, tout un système de défense anti-missiles est déjà basé dans l’espace — lasers à forte puissance, faisceaux de particules lourdes…

De même, les océans constituent des zones à forte militarisation ; 280 sous-marins opérationnels à propulsion nucléaire les sillonnent (URSS 149, USA 111, UK 14, France 5). Ainsi, il existe plus de réacteurs nucléaires sous les mers que de réacteurs civils sur terre, produisant de l’électricité à des fins pacifiques. Où finit le combat écologique et où commence celui anti-militariste ? Aujourd’hui, les missiles mer/mer, les systèmes électroniques de guidage, etc., ont accru vertigineusement les capacités de destruction des armements maritimes.

Les arsenaux nucléaires constituent le péril le plus immédiat pour l’humanité. Cette année doit se tenir la conférence de révision du « Traîté de non-prolifération » ; mais l’état d’anomie qui caractérise les relations entre États, le droit international et en fait, le capitalisme transnational (d’État ou privé), explique l’inutilité croissante de l’ONU et laisse mal présager des résultats de cette conférence. Quelques chiffres pour expliquer ce pessissisme : le nombre total des essais nucléaires connus à ce jour est de 1170 ; le nombre total des armements nucléaires dans le monde s’élève probablement à 60000 ; les forces nucléaires stratégiques américaines et soviétiques sont munies de près de 10000 têtes nucléaires représentant une charge explosive totale équivalente à 9500 ou 14000 millions de tonnes de TNT ; si l’on compte les arsenaux nucléaires tactiques, il faut multiplier par 1,8 les chiffres précédents — on obtient ainsi une puissance de destruction équivalente de de 1 à 1,5 million de bombes Hiroshima.

Puisque l’on parle chiffres, j’aimerais bien que Giscard, pacifiste renommé, évalue la part de responsabilité de son gouvernement dans la fabrication de la future bombe nucléaire islamique du Pakistan. Quant à Karol Wojtila super-star (alias Jean-Paul II), la peur d’un possible conflit nucléaire est l’occasion rêvée pour lui de rassembler ses trou-peaux de brebis — Craignez Dieu, mes fils, et remettez-vous en à la sagesse de Vos Maîtres ! — Toutefois, les chiffres avancés par le numéro un du Vatican sont pudiquement en dessous de la réalité, en l’état actuel des choses.

« Une guerre atomique impliquerait :
— la destruction des principales cités de l’hémisphère nord,
— le trépas de la majorité de la population urbaine de l’hémisphère nord par le souffle et par incendie, et de la majorité de la population rurale par irradiation,
— la mort de plusieurs millions d’individus dans l’hémisphère sud à cause des retombées radioactives.

Les conséquences à long terme sont imprévisibles, mais parmi celles-ci, sont à prévoir :
— un changement de climat,
— une sérieuse réduction de la couche d’ozone,
— de graves effets génétiques dus aux radiations ».

Ceci constitue la conclusion in-extenso du rapport annuel de la SIPRI. Ce document doit être connu de tous, à tous les niveaux de la société ; et ce doit être notre rôle à nous, anarchistes et libertaires, d’informer la population, de sensibiliser les gens à ces problèmes essentiels, non pas dans le but d’inculquer la peur, mais, au contraire, de pousser à la révolte des millions d’individus contre les structures de l’État bourgeois. Lorsque les gens prendront conscience de ce que la sagesse ne peut être que populaire, et que leurs dirigeants — à quelque niveau qu’ils se situent — ne peuvent en être les détenteurs, alors seulement, la paix entre les peuples sera réalité. L’alternative socialisme ou barba-rie est plus que jamais possible.

J.Cl. Bordichini - F.A. Groupe étudiants libertaires Lille I-II