Accueil > Archives > 1964 (nº 97 à 107) > .104 (sept. 1964) > [Les Anarchistes et l’Internationale durant la guerre de 1914]

Les Anarchistes et l’Internationale durant la guerre de 1914

septembre 1964.

Peut-on examiner le comportement d’un groupe d’hommes, dans un temps donné, sans faire l’étude générale des événements et du comportement de tous. Il apparaît indispensable de rappeler rapidement le climat qui présida à la déclaration de guerre de 1914.



Aspect politique

En Autriche-Hongrie (pays artificiel composé de deux ethnies) un impérialisme autocratique et belliqueux règne en la personne de François-Joseph qui rêve d’hégémonie et s’est déjà annexé la Bosnie et l’Herzegovine. En Serbie, composée de Slaves, l’opposition à la dictature autrichienne devait se concrétiser par l’attentat de Sarajevo dont on tirera prétexte pour le déclenchement de la guerre mondiale. En Russie, où un régime anachronique règne encore en contradiction avec un mouvement ouvert aux idées nouvelles (la révolution de 1905 a ébranlé à jamais le tsarisme), on s’émeut du développement industriel de l’Allemagne et l’on veut s’opposer à une expansion possible du pangermanisme. En Allemagne, le gouvernement se grise de la puissance qui s’étend aussi bien dans le domaine militaire, où l’on entretient à grands frais une armée puissante, que dans le domaine industriel et commercial. L’Angleterre ne saurait voir d’un bon œil cette puissance nouvelle qui risque de la concurrencer, sinon de l’éclipser, sur le marché mondial. En France, le mouvement social se développe dangereusement pour le pouvoir dans le même temps où la réaction et le bellicisme accèdent à la présidence de la république en la personne de Raymond Poincaré, l’homme de la revanche.

Telle était en gros la situation.

Mais sans doute un autre facteur que les rivalités politiques, économiques et militaires concourait à ouvrir les hostilités et à en préparer dans l’ombre le déclenchement, ainsi que s’y sont employés les politiciens de tous pays.

L’Internationalisme

Ce danger pour les gouvernants, danger qu’il fallait anéantir et noyer dans la guerre, c’est cet éveil à la conscience de tous les travailleurs, cette dénonciation des idoles patries, et la tenue de nombreux congrès internationaux où, par dessus les frontières, ils s’emploient à conjuguer leurs efforts. Assez timides et réformistes à leur début, ces congrès vont se montrer de plus en plus catégoriques, ne se contentant plus d’appeler l’attention sur le sort des travailleurs, mais dénonçant les causes et envisageant l’avènement d’un monde sans classe.

D’une part, les socialistes divisés en allemanistes, guesdistes, blanquistes, broussistes ne se grouperont que tardivement en un parti unique toujours tiraillé entre les réformistes et les révolutionnaires. D’autre part, et combien plus solides, les syndicalistes vont jeter les bases d’une future structure sociale.

Faits à signaler, alors que dans presque tous les pays, les seconds n’ont qu’un rôle revendicatif et s’alignent pratiquement sur les premiers, en France la CGT conserve une totale autonomie et se refuse à limiter son rôle à des revendications pécuniaires et à laisser aux politiques la résolution des problèmes sociaux. Face à celui de la guerre dont divers incidents annoncent la menace, les uns comme les autres préconisent le boycott de la tuerie par la grève générale, la paralysie du pouvoir dans chaque état, la prise des organismes centraux : chemins de fer, PTT, ministères, etc.

La grande faillite

Tels étaient encore les mots d’ordre du parti socialiste et de la CGT à la veille de la guerre. Le congrès de celui-là, tenu les 14, 15 et 16 juillet 1914 concluait ainsi ses débats : Entre tous les moyens employés pour prévenir et empêcher la guerre et pour imposer aux gouvernants le recours à l’arbitrage, le Congrès considère comme particulièrement efficace la grève générale ouvrière simultanément et internationalement organisée dans les pays intéressés ainsi que l’agitation et l’action populaires sous les formes les plus actives.

Deux jours avant la guerre, syndicalistes et socialistes s’élevaient encore contre la possibilité d’une pareille monstruosité. Et brusquement, sans transition, peur ou ambition, les leaders démissionnaient. Le programme qui consistait à sauter dans les ministères est à moitié réalisé on le sait bien, mais ce n’est plus pour paralyser le pays, couper les communications, rendre l’état impuissant à réaliser son mauvais coup, mais simplement pour y trouver un fauteuil doré à la taille d’un Guesde, d’un Sembat ou d’un Jouhaux. Certes, quelques-uns sauveront l’honneur, mais pour un Merrheim ou un Monatte en France, un Liebknecht ou une Rosa Luxembourg en Allemagne, un Douchan Popovitch ou un Laptchevitch en Serbie, combien de Vandervelde, de Renaudel, d’Albert Thomas, de Compene Morel ou de Marcel Cachin ?

Les anarchistes

Dans cette débâcle générale quel est le rôle des anarchistes ? Le désarroi qui a frappé tous les hommes a-t-il épargné les anarchistes ? Il serait vain et faux de prétendre qu’ils y aient tous échappé.

Nous ne sommes pas des surhommes et si nous avons le privilège de raisonner plus sainement que le commun de nos semblables, ce n’est pas en raison d’une supériorité particulière, mais simplement parce que affranchis des préjugés religieux et politiques, nous n’avons pas le souci de nous aligner sur les uns ou les autres et de justifier ceux-ci ou ceux-là.

À cet égard les anarchistes se devaient de refuser les prétextes par lesquels on prétendait faire accepter la guerre. Tous nos théoriciens en avait démonté et démontré le mécanisme, ils avaient crevé le paravent des guerres défensives ou de droit pour démasquer les intérêts et les ambitions qu’elles camouflent ; ils avaient rappelé que les travailleurs, n’ayant pas de patrie, n’en ont pas à défendre ; ils avaient prôné l’internationalisme et la solidarité ouvrière face aux aventures sordides et criminelles où les généraux et les chefs d’état entraînent les peuples. Sans attache d’aucune sorte, plus et mieux que les socialistes (empêtrés dans les compromissions parlementaires), plus et mieux que les syndicalistes dont ils étaient le ferment le plus sûr, les anarchistes se devaient d’être les irréductibles ennemis de toutes guerres.

Deux questions se posent : Que pouvaient-ils faire ? Qu’ont-ils fait ?

Que pouvaient-ils faire ? Ramenés à leurs seules forces, après la trahison des leaders syndicaux, l’abandon des socialistes, qui pouvaient leur apporter l’appoint d’un mouvement parallèle, ils ne pouvaient prétendre à une action d’envergure capable de contrecarrer l’immonde fléau. Qu’ont-ils fait ? Ici il est bon de reprendre l’histoire généreuse sur la publicité faite aux quelques théoriciens qui ont cédé au vent de folie, autant qu’avare de commentaires sur la dénonciation des responsabilités de la guerre et l’appel pour faire cesser le carnage, suivi par le plus grand nombre de nos militants. Ne sont-ce pas les nôtres qui forment la plus large proportion des réfractaires, des déserteurs et des insoumis ? Sans doute exista-t-il au début de 1916 le trop fameux manifeste (revêtu de 15 signatures, le nom d’une ville ayant été pris pour celui d’un camarade), mais si ce libelle qui avait vu le jour sur l’instigation de Jean Grave, repoussait l’éventualité d’une paix prochaine, n’oublions pas qu’il faisait réponse à la déclaration des internationalistes réfugiés à Londres et qui maintenait la position anarchiste de toujours. Rappelons aussi qu’une nouvelle déclaration de ces mêmes internationalistes vint réfuter comme il convenait les arguments du manifeste des Seize.

Sébastien Faure

En France, Sébastien Faure (qui a refusé de joindre sa signature à celles de ses compagnons d’hier, dont les positions oscillent avec la guerre) rédige avec les militants restés antimilitaristes un contre-manifeste, que la censure blanchira avec le même zèle que la presse en a mis à donner une place d’honneur au manifeste. Rappelons certains de ces termes : Aux conférences internationales des dirigeants qui disposent à leur fantaisie des peuples comme de dociles troupeaux, nous pensons qu’on doit opposer une conférence internationale des travailleurs du monde entier. Déjà en septembre 1915, s’esquissa, à Zimmerwald, une première tentative en ce sens, et nous applaudîmes en son temps à ce premier effort. Mais ce n’était encore là qu’une ébauche. Cet effort sera renouvelé et il doit atteindre l’ampleur que comporte la gravité des circonstances. Les organisations des travailleurs de tous les pays doivent dès aujourd’huiÿ se hâter de constituer un congrès mondial du prolétariat dont l’œuvre sera tout d’abord d’exiger la cessation des hostilités et le désarmement immédiat et définitif des nations. Une vingtaine de signatures (surtout de syndicalistes, mais aussi du peintre Signac) accompagnait celle de Sébastien Faure.

Quelques mois plus tôt, il avait édité et diffusé un tract faisant écho à Liebknecht, dont il approuvait totalement la position et le courage (la place nous manque ici pour parler de la conférence de Zimmerwald qui sauva l’honneur de l’internationalisme [1]). Vers la Paix. Appel aux socialistes, syndicalistes, révolutionnaires et anarchistes. Il disait notamment : S’il n’a pas été en notre pouvoir d’empêcher la calamité, et ce sera le regret et la honte de notre génération, ah ! puissions-nous du moins en arrêter au plus tôt les suites désastreuses, et ce sera notre joie et notre réhabilitation ! […] Encore une fois le devoir est là : impérieux, indiscutable, sacré ! […] Plus que jamais ennemi de la guerre, plus que jamais attaché à la paix, je ne puis servir la cause à laquelle j’ai voué ma vie qu’en tentant d’abréger la guerre et de hâter la paix. Je m’y décide […] Quels que soient les risques à courir, j’aime mieux les affronter que de renier tout mon passé ma seule fierté et ma seule richesse et de traîner une vieillesse impuissante et déshonorée.

Ce tract qui devait connaître un succès assez remarquable fut diffusé jusque sur le front. C’est alors que Malvy fit convoquer Sébastien Faure et lui déclara que ceux qui dans les tranchées le lisaient et le faisaient circuler devaient être envoyés dans les missions d’où l’on ne revient pas. Il donna sa parole qu’une telle mesure ne serait pas appliquée si en retour notre camarade interrompait sa campagne anti-guerrière. Notre vieux compagnon ne voulant pas engager d’autres que lui-même dans le danger (et là ce danger était la mort) se vit contraint de céder à la demande du ministre. Cependant s’il cesse la lutte clandestine des tracts (qui échappaient au contrôle de la censure), il animera un organe pacifiste : Ce qu’il faut dire où de rares vérités se feront jour en dépit des ciseaux d’Anastasie. De plus, en pleine guerre, il continuera à faire entendre sa voix. (Rappelons le meeting du 23 septembre 1917, interdit par la police, et maintenu par les syndicats des terrassiers, du bâtiment et des charpentiers).

Le Libertaire

D’autre par, Le Libertaire poursuit une vie sporadique et clandestine sous l’impulsion de quelques camarades dont Pierre Martin, Louis Lecoin et Le Meillour. Rappelons que Louis Lecoin a passé la plus large partie de la guerre en prison pour son action antimilitariste. De leur côté, les camarades individualistes sont unanimes à condamner la guerre : Han Ryner, Armand, Mauricius garderont la tête froide. De même, les néo-malthusiens avec Devaldès et Eugène Humbert. Rappelons ce passage prophétique d’une lettre de Han Ryner datée du 19 août 1914 : L’Allemagne sera vaincue à moins que… Mais éviter la défaite ce n’est éviter que des ennuis. Le malheur à éviter c’était la guerre. Et j’ai bien peur que, là Guillaume ne soit pas le seul coupable.

Publiquement, sous le couvert littéraire et historique, il condamnera et la guerre et ceux qui la fomentent, notamment le dimanche 20 mai 1917 où il traitait du sujet : la gloire littéraire et la gloire militaire. Également il mènera campagne pour les camarades emprisonnés : affaire Gaston Rolland, affaire Émile Armand. Ce dernier lancera un tract non signé et naturellement clandestin (dont la longueur ne nous permet pas la reproduction) et qui le montre fidèle à son idéal passé. De tout ce qui précède nous pouvons conclure que les anarchistes, dans leur grande majorité, sont demeurés antimilitaristes durant la tourmente. Pour ceux qui se sont laissé bousculer par les événements, il importe de les distinguer des socialistes. Si leur position fut une erreur. Et quelle erreur ! elle ne fut jamais un calcul ou une trahison. À aucun d’eux, elle n’apportera une prébende, un privilège, un poste honorifique. Tandis que les ministres socialistes se pavanaient, trônaient et se compromettaient avec la réaction, le libertaire Malato (logique avec lui-même) s’engageait alors qu’il en avait passé l’âge.

Mais la réflexion qui s’impose à l’esprit est celle-ci : Si les anarchistes, dans leur ensemble, n’ont pas cédé à la panique générale, ils le doivent à l’individualisme qui fait le fond de leur idéologie à quelque tendance qu’ils appartiennent. Considérant l’individu comme la cellule initiale de toute collectivité, ils font passer toute question par le jugement de l’individu. N’ayant pas d’idoles, comme la cellule initiale, ne suivant pas de meneurs, ils conservent en toute circonstance, l’esprit critique qui fait défaut à ceux qui n’ont d’autres opinions que celles de leurs maîtres à penser. Se référant en dernier ressort à leur propre conscience, on ne les verra pas agir aveuglément selon les ordres (ou même les indications) de leaders, d’oracles ou de chefs de file.

Cette conception, ce respect de l’homme (et en premier lieu cette considération que l’homme a de lui-même), cette philosophie qui nous a écartés de tant de dangers est à la fois notre fierté et notre espérance.

Maurice Laisant


[1La place nous manque ici pour parler de la conférence de Zimmerwald qui sauva l’honneur de l’internationalisme.