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Réponse d’Errico Malatesta au Manifeste des Seize

Le jeudi 10 mai 1984.

Un manifeste vient d’être lancé, signé par Kropotkine, Grave, Malato et une douzaine d’autres vieux camarades, dans lequel, faisant écho aux soutiens des gouvernements de l’Entente qui demandent une lutte jusqu’au bout et l’écrasement de l’Allemagne, ils s’élèvent contre toute idée de paix prématurée.

La presse capitaliste publie, avec une satisfaction naturelle, des extraits de ce manifeste et déclare qu’il est l’œuvre des « leaders du mouvement anarchiste international ». Les anarchistes, qui presque tous, sont restés fidèles à leurs convictions, se doivent à eux-mêmes de protester contre cette tentative d’impliquer l’anarchisme dans la continuation d’un féroce massacre qui n’a jamais tenu la promesse d’un. bénéfice quelconque pour la cause de la Justice et de la Liberté et qui se montre maintenant, de lui-même, comme devant être absolument dépourvu de tout résultat, même du point de vue des dirigeants des deux camps.

La bonne foi et les bonnes intentions de ceux qui ont signé le manifeste sont au-delà de toute question. Mais si pénible qu’il soit d’être en désaccord avec de vieux amis qui ont rendu tant de services à ce qui, dans le passé, était notre cause commune, la sincérité et l’intérêt de notre mouvement d’émancipation nous font un devoir de nous dissocier de camarades qui se croient capables de réconcilier les idées anarchistes et la collaboration avec les gouvernements et les classes capitalistes de certaines nations dans leur lutte contre les capitalistes et les gouvernements de certaines autres nations.

Durant la présente guerre nous avons vu des républicains se mettre au service des rois, des socialistes faire cause commune avec la classe dirigeante, des travaillistes servir les intérêts des capitalistes ; mais en réalité tous ces hommes sont, à des degrés divers, des conservateurs croyant à la mission de l’État, et leur hésitation peut se comprendre quand le seul remède dont on dispose réside dans la destruction de toute chaîne gouvernementale et le déchaînement de la révolution sociale. Mais une telle hésitation est incompréhensible de la part d’anarchistes.

Nous estimons que l’État est incapable de bien. Dans le domaine international aussi bien que dans celui des rapports individuels il ne peut combattre l’agression qu’en se faisant lui-même agresseur ; il ne peut empêcher le crime qu’en organisant et commettant toujours un plus grand crime.

Même en supposant - ce qui est loin d’être la vérité - que l’Allemagne porte seule la responsabilité de la guerre présente, il est prouvé que, aussi longtemps qu’on s’en tient aux méthodes gouvernementales, on ne peut résister à l’Allemagne qu’en supprimant toute liberté et en revivifiant la puissance de toutes les forces de réaction. La révolution populaire exceptée, il n’y a pas d’autre façon de résister à la menace d’une armée disciplinée que d’essayer d’avoir une armée plus forte et plus discipliné, de sorte que les antimilitaristes les plus résolus, s’ils ne sont pas anarchistes et craignent la destruction de l’État, sont inévitablement conduits à devenir d’ardents militaristes.

En fait, dans l’espoir problématique de détruire le militarisme prussien, ils ont renoncé à toutes les traditions de liberté ; ils ont prussianisé l’Angleterre et la France ; ils se sont soumis au tsarisme ; ils ont restauré le prestige du trône branlant d’Italie.

Les anarchistes peuvent-ils accepter cet état de choses un seul instant sans renoncer à tout droit de s’appeler anarchistes ? Pour moi, même la domination étrangère subie de force et conduisant à la révolte est préférable à l’oppression intérieure volontairement acceptée presque avec gratitude, dans la croyance que, par ce moyen, nous serons préservés d’un plus grand mal. Il est tout à fait vain de dire qu’il s’agit de circonstances exceptionnelles et qu’après avoir contribué à la victoire de l’Entente dans « cette guerre » nous retournerons chacun dans notre propre camp et lutterons pour notre propre idéal.

S’il est nécessaire aujourd’hui de travailler en harmonie avec le gouvernement et les capitalistes pour nous défendre nous-mêmes contre la « menace allemande », cela sera nécessaire après, aussi bien que durant la guerre.

Si grande que puisse être la défaite de l’armée allemande s’il est vrai qu’elle sera battue, il ne sera jamais possible d’empêcher les patriotes allemands de penser à une revanche et de la préparer ; et les patriotes des autres pays, très raisonnablement, de leur point de vue, voudront eux-mêmes se tenir prêts de façon à n’être pas surpris par une attaque. Cela signifie que le militarisme prussien deviendra une institution permanente et régulière dans tous les pays.

Que diront alors ces anarchistes qui veulent aujourd’hui la victoire d’un des groupes de belligérants ? Recommenceront-ils à s’appeler antimilitaristes, à prêcher le désarmement, le refus du service militaire et le sabotage de la défense nationale, pour redevenir, à la première menace de guerre, les sergents recruteurs des gouvernements qu’ils auront tenté de désarmer et de paralyser ?

On dira que ces choses prendront fin quand les Allemands se seront débarrassés de leurs tyrans et auront cessé d’être une menace pour l’Europe en détruisant le militarisme chez eux. Mais s’il en est ainsi, les Allemands qui pensent avec raison que la domination anglaise et française (pour ne rien dire de la Russie tsariste), ne serait pas plus agréable aux Allemands que la domination allemande ne le serait aux Français et aux Anglais, voudront d’abord attendre que les Russes et les autres aient détruit leur propre militarisme et, en attendant, ils contribueront à accroître l’armée de leur pays. Et alors combien de temps la Révolution sera-t-elle différée ? Combien de temps l’anarchie ? Devons-nous toujours attendre que les autres commencent ?

La ligne de conduite des anarchistes est clairement tracée par la logique même de leurs aspirations. La guerre aurait dû être empêchée par la Révolution, ou au moins en inspirant aux gouvernements la peur de la Révolution. La force ou l’audace nécessaire a manqué. La paix doit être imposée par la Révolution ou, au moins, par la menace de la faire. Jusqu’à présent, la force ou la volonté fait défaut. Eh bien ! il n’y a qu’un remède ; faire mieux à l’avenir. Plus que jamais nous devons éviter les compromis, creuser le fossé entre les capitalistes et les serfs du salariat, entre les gouvernants et les gouvernés ; prêcher l’expropriation de la propriété individuelle et la destruction des États, comme les seuls moyens de garantir la fraternité entre les peuples et la justice et la liberté pour tous ; et nous devons nous préparer à accomplir ces choses.

En attendant, il me semble qu’il est criminel de faire quoi que ce soit qui tende à prolonger la guerre, ce massacre d’hommes, qui détruit la richesse collective et paralyse toute reprise de la lutte pour l’émancipation. Il me semble que prêcher la « guerre jusqu’au bout » c’est faire réellement le jeu des dirigeants allemands qui trompent leur peuple et l’excitent au combat en le persuadant que leurs adversaires veulent écraser et asservir le peuple allemand.

Aujourd’hui, comme toujours, que ceci soit notre devise : À bas les capitalistes et les gouvernements, tous les capitalistes et tous les gouvernements.

Vivent les peuples, tous les peuples !

Errico Malatesta