Nelly se présente : « Née en 1938 à Paris, autodidacte, copiste au Louvre de 1975 à 1979, Nelly Trumel s’est ensuite consacrée à la peinture du quotidien en se spécialisant dans l’étude des fruits et des légumes avec une prédilection pour les patates parce ça germe ! »
Mais il n’y a pas que les patates qui germent ! Lors des entretiens que nous avons eus avec Nelly, la ligne de force que nous découvrons, c’est que les années 80 — juste après les séances de copie au Louvre—signent le triple engagement de Nelly : délibérément, le choix de s’exprimer comme peintre, de réfléchir et d’agir comme anarchiste et féministe. Si cette détermination est si résolue, il a fallu un temps de germina-tion ancrée dans l’enfance, mûrissant dans la vie d’adulte et éclosant, écla-tant, explosant à la quarantaine !
Le germe de la féministe
Après une enfance et une vie conjugales malheureuses, Nelly entame une longue analyse au bout de laquelle elle divorce. C’est au cours de son analyse qu’elle commence à découvrir la littérature féministe : Du côté des petites filles, de Elena Gianini Belotti (1974), les écrits de Simone de Beauvoir, et notamment Le deuxième sexe (1949), « une véritable révolution », mais aussi Parole de femme d’Annie Leclerc, Ainsi soit-elle de Benoite Groult. Elle lira ensuite tous les ouvrages de Simone de Beauvoir.
Bien qu’elle ait intégré l’École polytechnique féminine, elle arrêta ses études au bout de deux ans en 1958, et se consacra à l’éducation de ses deux enfants. Tous les deux ont d’ailleurs réussi brillamment leurs études et leur vie professionnelle. Mais quand elle s’est retrouvée seule, elle a dû travailler beaucoup, quatorze heures par jour : des petits boulots comme la vente, la tenue de caisse, l’encadrement et la restauration de tableaux, la copie de peintures.
« Je suis arrivée petit à petit à gagner suffisamment ma vie et à créer, ce n’était pas encore vraiment de la création […]. Ce n’était pas encore moi qui m’affirmais. »
« Finalement, ma psychanalyse a fait que ça m’a complètement ouvert, ça ma libérée, ça m’a permis de me retrouver moi-même, de savoir qui j’étais. La psychanalyse m’a aussi délivrée de l’emprise patriarcale, de la domination masculine d’un père puis d’un mari. »
Elle se reconstruit et se découvre. La psychanalyse lui donne la force de se libérer, de créer, de lutter.
Le germe de l’anarchiste
Nelly commence sa vie militante à la FCPE où elle fut active de 1970 à 1984. Dans ce cadre, elle participe à des radios sauvages avant la période des autorisations d’émettre. Le lendemain de son divorce, Nelly téléphone à Radio libertaire, qu’elle écoutait et dont elle aimait le style associatif. Elle est accueillie à bras ouverts en 1984 quand elle propose de venir aider la radio.
« J’ai demandé à apprendre à faire la technique, ce qui m’a permis de croiser plein d’émissions différentes. Ça m’a beaucoup enrichi… Comme je tenais beaucoup à ce que je faisais, je le faisais à fond donc j’étais très appréciée. Tout ça en travaillant à ma peinture. »
1986, le cinquantenaire de la révolution espagnole est fêté sur Radio libertaire. Nelly passe de la musique dans un créneau horaire. Mais pour l’événement, elle prend le livre de Mary Nash, Mujeres libres (La Pensée sauvage, 1977), et en fait une première émission en racontant qui étaient ces femmes. 20 000 femmes, la plupart d’origine ouvrière, qui combattent le machisme, y compris chez les anarchistes, et qui visent à « libérer les femmes du triple esclavage dont elles étaient victimes : esclaves de leur ignorance, esclaves en tant que productrices et esclaves en tant que femmes ». Elle décide ensuite d’occuper cette plage horaire pour parler des femmes, car sur Radio libertaire, aucune émission ne leur était consacré : « on ne parlait pas des femmes ». Elle appelle l’émission « Femmes libres », en hommage à Mujeres libres. Durant une année, Nelly présente des livres, avoue « ne rien connaître au féminisme » et entre dans un groupe militant de la Fédération anarchiste, composé d’hommes de l’âge de ses enfants, où elle est la seule femme. Elle s’y sent bien.
La peintre anarcha-féministe
Peu à peu, l’émission devient féministe au fil des appels d’auditrices, des rencontres, des revues féministes abordées. Par exemple un jour, Caroline Kunstenaar, une féministe, téléphone et s’étonne de ne pas entendre les informations féministes, elle conseille à Nelly de s’abonner à Paris féministes, revue publiée à la Maison des femmes. À sa lecture, Nelly va découvrir qu’il existe des réunions auxquelles au début elle n’osait pas aller car elle ne connaissait rien, ni personne et puis, petit à petit, elle va entrer dans le mouvement. De fil en aiguille, avec précautions, elle commence à inviter, ce qu’elle ne se permettait pas de faire auparavant.
« Je crois que ma première invitée importante, c’était en 88, donc deux ans après la création de l’émission, a été Andrée Michel. J’avais entendu Andrée Michel dans une autre émission de Radio libertaire, sur son antimilitarisme, sur le complexe militaro-industriel. Elle est adorable Andrée. C’est une femme d’une simplicité extraordinaire. »
Nelly se dit et se sent libre. Pour gagner sa vie, elle peint et enfin, elle crée ce qu’elle a envie. Elle milite dans le mouvement libertaire, elle prendra des responsabilités à Radio libertaire comme secrétaire à la programmation de 1989 à 1991.
Peu à peu, l’émission se fait connaître, Nelly est sollicitée et, des livres lui sont adressés, les thématiques des émissions se diversifient, s’élargissent. « J’ai été à la CADAC, après au CNDF. Après j’ai bien connu l’AVFT, cette association contre les violences faites aux femmes au travail, j’allais à la Maison des femmes », et dans bien d’autres groupes féministes. Elle s’engage dans le mouvement féministe, notamment pour le droit des femmes à disposer de leur corps (pour le droit à l’avortement et à la contraception, contre les opposants à ces droits, contre les violences faites aux femmes, pour le droit de choisir sa sexualité ou ses sexualités, contre le système prostitutionnel …). Et aussi en tant qu’anarcha-féministe, elle lutte contre toutes les religions, contre la guerre et la militarisation de la société, pour la solidarité internationale et apporte son soutien aux femmes immigrées, aux sans papières, aux exilées… Elle participe alors à la commission Femmes de la Fédération anarchiste : anarcha-féministe, elle articule le féminisme et l’anarchisme dans une perspective de lutte contre toutes les dominations et les oppressions.
Elle crée des émissions. Elle crée des peintures. Elle crée sa peinture.
Les pommes de terre reviennent, celles de la guerre, mais depuis elles ont germé et leurs tubercules prennent des jolies couleurs rosées, violacées, ocres, orangées, teintées de jaune, voire presque translucides. Leurs formes sont rondes, lisses ou rabougries, ridées. La matrice au cœur de ce corps de pomme de terre donne naissance par le tubercule à d’autres pommes de terre et celles-ci à leur tour donneront vie encore à d’autres pommes de terre. L’espoir est sans fin, ouvert pour un monde meilleur. Et quand ce ne sont pas des pommes de terre, ce sont des oeufs, un peu semblables dans leur fonction, puisqu’ils sont donnés à éclore. Cette matrice, qu’y a-t-il dedans ?
« En même temps, c’est une matrice, ça germe, c’est fabuleux, tu la vois vivre devant toi. Naître et mourir… mais elle ne meurt jamais sans qu’il se soit produit quelque chose ; elle se vide de son intérieur mais à travers ses germes qui arrivent et qui vont se renouveler, donc la vie est toujours là. »
Alors Nelly pèle les pommes de terre et, les épluchures, dans leurs entre-lacs, restent vivantes en attrapant la lumière. Ou bien elle ouvre un fruit, la figue, la citrouille, la pêche et la présente comme une vulve. Ou bien elle érige une carotte ou un poireau comme un phallus… La vie surgit de la matière. Promesse de vie…
Et en même temps, la patate c’est le légume du pauvre. Et c’est aussi le lot des femmes, leur esclavage : éplucher des patates, les corvées de patates. Nelly choisit un support humble, matériau pauvre, le contreplaqué, qu’elle magnifie par un choix de couleurs acryliques, matériau plus moderne, et moins onéreux que la peinture à l’huile. Sujet et matériau humbles, Nelly est contre la société de consommation, où tout est marchandise, cela se traduit dans ses actes politiques et artistiques.
Nous nous souvenons d’une discussion avec Nelly, dans son appartement parisien : « il y a deux choses que je déteste manger, la cervelle et le chou-fleur. » À cet instant elle était assise sous un de ses grands tableaux représentant une pomme de terre flétrie dont les germes par leurs circonvolutions la faisaient ressembler à un cerveau, à une cervelle en quelle sorte !
« On ne va pas rester enfermé dans notre cervelle sans essayer de transformer un petit peu le monde dans lequel on vit qui est si dur, si injuste, si insupportable ! ».
Hélène Hernandez