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Le prix de l’insoumission dans l’Aisne

Le jeudi 11 décembre 1986.

L’Aisne, chacun le sait, est un département fortement marqué par l’armée. Avec le stationnement à Couvron d’engins porteurs d’armes nucléaires, il est de notoriété publique que les pouvoir civils y sont sous la tutelle de la gente galonnée.

Les directeurs des administrations ou des gros centres sont presque toujours choisis parmi d’anciens militaires. Rappelons-nous les remous causés par la nomination de M. Imbert, ancien lieutenant-colonel, à la tête de l’hôpital de Prémontré. Dans ce contexte, connaissant I’« indépendance » de la justice française par rapport au pouvoir politique, Bruno Guilloré, un libertaire de Soissons, poursuivi pour le délit d’insoumission en temps de paix, s’attendait à « casquer dur ».

L’itinéraire de Bruno est classique. Libertaire, il n’est pas question pour lui d’assurer « un service national », même civil. Il demande toutefois le statut d’objecteur de conscience compte tenu des luttes passées que représente ce statut. Il l’obtient en juillet 1983. Bien sûr, il ne se rend ni à la « visite d’incorporation » (en juin 1984) ni aux diverses convocations et autres « ordres de route ». Le 5 mai 1986, le procureur d’Amiens lui adresse une dernière requête : un mois pour rejoindre son affectation. Puis c’est la citation à comparaître devant le Tribunal correctionnel de Soissons pour le 28 août. Suite à un report, l’audience a finalement lieu le 9 octobre 1986. Le groupe de la Fédération anarchiste d’Anizy-le-Château y était.

Bruno Guilloré, éducateur en « milieu ouvert », s’il ne bénéficie pas d’une grosse mobilisation, a pour témoin Mme Isabelle Serres… juge pour enfant auprès du Tribunal de grande instance de Laon et son avocat n’est autre que Jean-Jacques de Félice, bien connu des lecteurs du Monde libertaire. Cela promettait !

Ce fut dans une ambiance « très sereine » et quelquefois « bon enfant » que se déroula cette audience. La présidente du tribunal, Mme Lefebure posant question sur question, avec beaucoup d’intérêt, pour essayer de comprendre comment « un homme si posé » dont la « moralité » et le « sérieux du travail » était établi, et avec quelle émotion, par une collègue à elle, pouvait refuser tout net le service national armé et le service civil, en affirmant qu’il n’était redevable de rien envers l’État.

De Félice fit comme d’habitude une plaidoierie très brillante sur l’évolution de la loi pour l’objection de conscience, sur le fait que des hommes comme Bruno Guilloré en assumant la responsabilité de leur insoumission faisait évoluer la loi vers plus de justice et plus de respect des droits de l’homme… Bref, il voulait la relaxe, pas moins !

« Mais vous-même, Maitre, quand vous aviez vingt ans, vous avez du effectuer votre service national… », essaya de rétorquer la présidente à l’avocat de Félice dont la plaidoierie avait pour le moins marqué ce tribunal de province. De Félice évoqua alors, avec un sourire amusé, une page de son passé… il avait été objecteur de conscience, lui aussi, il y a quelques années déjà…

Le procureur demanda un mois avec sursis, assorti d’une mise à l’épreuve, et un mois pour régulariser la situation (obligation du service civil). Le Tribunal correctionnel de Soissons délibéra de suite… sentence : 3 mois avec sursis. Ah ! province, France profonde. Allez comprendre ce qui se passe en votre âme et conscience ! Derrière leurs barbelés et sous les phallus gigantesques de leurs chars, quelques militaires s’en grattent encore la tête.

Gr. Anizy-le-Château