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Les Rhétoriques de la réaction contemporaines

février 2019.

Lecture croisée de Deux siècles de rhétoriques réactionnaires, de Hirschman, et la situation actuelle.



Quels sont les discours contemporains sur les « réformes », en entendant par là très largement toute tentative de légiférer vers un progrès (nouveaux droits, interdictions économiques, salaire minimum ré-élevé etc.) ? Le discours dominant, de tendance libérale, disons celui qui se trouve aux commandes en France et plus largement en Occident depuis plusieurs décennies, et présentement incarné par Macron, utilise plusieurs arguments, en suivant une veine de propos en réalité classiques. Ces arguments sont bien éclairés par la typologie de Hirschman, économiste et historien de la pensée, sur les discours réactionnaires.

Qu’entend-t-on ici par « réaction » ? Il s’agit traditionnellement d’un discours se situant contre un mouvement d’émancipation en cours. Historiquement il s’agit par exemple du philosophe anglais Burke et du penseur français Joseph de Maistre suite à la Révolution Française. Bien sûr les discours réactionnaires ne sont pas toujours marqués au fer rouge : ils sont souvent bien plus subtils que le discours fasciste ou extrémiste, et se retrouvent dans plusieurs idéologies, aussi bien chez les conservateurs que chez les libéraux. Bien souvent les réactionnaires ont intégré « l’ordre moral », c’est-à-dire le fait que certaines valeurs, liberté, égalité, autonomie etc. ne pouvaient être discutées frontalement. Que font-ils alors ? Ils endossent ces principes dans le discours (« nous visons tous les mêmes fins, nous ne différons que sur les moyens ») tout en, en pratique, montrant que ces principes sont inatteignables par les moyens que proposent les progressistes.

Nous ne pouvons pas augmenter les salaires minimum : loin de rehausser les niveaux de vie cela va conduire à un appauvrissement général en augmentant les prix et réduire l’offre de travail des entreprises qui ne vont plus embaucher. Ce discours est classique, tout comme celui sur, par exemple, les minimas sociaux, qui loin d’empêcher la pauvreté la créé en ne permettant pas aux individus de se « responsabiliser » (Macron). En cela le moyen que l’on utilise, disons une loi augmentant les minima sociaux, a une conséquence diamétralement opposée à la fin visée.

Cet argument remonte en réalité à loin, notamment aux lois sur les pauvres au XIXe siècle. Déjà Malthus affirmait que donner de l’argent aux pauvres les incitaient à la reproduction – elle-même néfaste puisque les denrées sont limitées – et à l’oisiveté. Alors que l’espérance de vie de la classe ouvrière était extrêmement basse et les conditions de vie déplorables, les penseurs réactionnaires se plaisaient à critiquer, installés dans leur salon, l’oisiveté et la perversité des ouvriers, prêts à se mutiler pour ne plus travailler (eh oui ! Les bougres ont de l’argent gratuitement, donc ils peuvent se couper une main exprès !).

L’idée de ce type d’argument est très simple : en voulant faire le bien, viser un principe moralement bon, on créé l’inverse de ce qu’on souhaite faire. En voulant éradiquer la pauvreté on la créé. Ce discours, repris théoriquement par une distorsion du concept de main invisible de Smith (« nos actions ont des conséquences inattendues » devient « les conséquences inattendues de nos actions sont nuisibles »), est un classique des théoriciens libéraux, pointant du doigt les conséquences agrégées de nos actions individuelles. Mises ensemble nos actions ont souvent, selon eux, des effets qu’on ne peut anticiper, ces effets eux-mêmes étant contraires aux intentions guidant l’action. En voulant être vertueux et couper mes dépenses somptuaires je suis amené ainsi à faire baisser la demande globale et à créer du chômage. On se retrouve ainsi dans le monde mandevillien [1] ou « les vices privés font les vertus publiques » et ou les vertus privées font le malheur public. Cette inversion des valeurs est le cœur de cet argument. Rhétoriquement il fait toujours son effet, comme le rappelle Hirschman : « L’argument de l’effet pervers doit à son petit air de paradoxe et à sa subtilité primaire d’emporter la conviction des amateurs de découvertes instantanées et de certitudes absolues »

Rien ne sert de légiférer sur la fraude fiscale, puisque les patrons vont partir à l’étranger. Rien ne sert de légiférer sur l’égalité homme-femme, les différences sont naturelles ! Il en va ainsi avec toutes les tentatives de « moralisation » de la vie politique par ailleurs, qui se voit à chaque affublé de la même critique. La nature humaine ne se soumet pas aux lois ! Voici l’argumentaire qu’on peut retrouver grosso modo sous les discours, parfois plus techniques, de l’exécutif. Rien ne sert de s’agiter, rien ne changera.

Sur quoi est-il fondé : sur la futilité de toute action humaine vis-à-vis d’un ordre naturel des choses qui est intangible. Celui-ci, de la même façon comme le montre Hirschman, à des racines anciennes. Ces racines sont à la fois religieuses, comme chez de Maistre ou l’idée d’un ordre des choses établit produit par Dieu est une caractéristique du monde social, et scientifiques dans des versions contemporaines. Le monde social à son inertie, les rôles genrés par exemple sont bien répartis et contraignent fortement les comportement, et il est non seulement mauvais de vouloir bouleverser cela mais en plus impossible, puisque ces rôles sont trop bien ancrés. Ici l’argument peut s’appuyer tour à tour sur une position naturaliste (ornementée d’éléments de biologie ou de psychologie évolutionnaire si besoin est) ou « sociologique » (la tradition est un processus in-intentionnel, le principe d’une norme est qu’on ne peut la bousculer par une action volontaire). L’idée est néanmoins toujours la même : l’ordre des choses nous dépasse, il constitue une réalité sur laquelle nous n’avons pas réellement de prise. On peut bien s’agiter, cela n’aura aucun effet tangible. On peut alors bien critiquer « l’agitation vaine » de ses opposants.

La démocratie c’est bien, mais intégrer la démocratie dans l’entreprise, c’est du totalitarisme, c’est la fin de la démocratie. Ici on a le thème de la mise en péril. Les réformes sont bien intentionnées, elles veulent élargir quelque chose qui est déjà en vigueur, mais elle va au contraire renier tout ce qui a été fait. Augmenter la couverture santé ? Vous n’y pensez pas, c’est justement en augmentant la couverture sociale qu’on la détruit, puisqu’elle va devenir intenable financièrement ! Idem pour toute tentative d’augmentation d’un minimum social ou d’un budget social. L’idée derrière ce dernier argument identifié par Hirschman, qui là encore en trace les utilisations, est celui d’un passage à la limite. l’État actuel est déjà satisfaisant, faire plus ce n’est pas progresser, ni même stagner, car le mieux est l’ennemi du bien. On voit comment cette rhétorique peut-être efficace en ce qu’elle repose en réalité sur des intuitions et des discours pré-conçus résonnant chez tout le monde.

Tout cela n’est que de l’analyse de discours pouvez-vous dire. À aucun moment je n’ai fait autre chose que de décrire les arguments utilisés. Il n’y a pas besoin de le faire : ils ne sont pas réellement des arguments prenant des éléments pour les démontrer, mais des schèmes argumentatifs qui peuvent être utilisés pour une multitude d’éléments. Revenez sur les différents exemples donnés et vous verrez que je n’ai jamais fait de démonstration, mais j’ai en revanche fait appel à votre intuition, vos idées reçues, votre goût du paradoxe, votre plaisir de la subtilité.

Pour ceux néanmoins qui voudraient quelques éléments critiques, ceux-ci sont simples. La thèse de l’effet pervers est en réalité une transformation fautive du principe des conséquences in inintentionnelles d’actions intentionnelles. Tout particulièrement utilisé par les auteurs libéraux comme Tocqueville et Hayek cet argument n’explique pas pourquoi les conséquences des actions devraient être nuisibles plutôt que bénéfiques. De plus il se trouve souvent en contradiction avec leur pratique : Hayek fonde l’ordre social sur l’idée d’une imprévisibilité des conséquences des actions, or si l’effet pervers s’y mêlait… Pour l’argument de la futilité la réfutation il n’est pas besoin de discuter en finesse les allégations scientifiques des tenants de cette position, mais uniquement de les mettre face à leurs contradictions, pourquoi s’agiter autant à empêcher un projet qui ne changera rien selon leurs propres dires ? Enfin pour l’argument de la mise en péril, celui-ci est fondé sur l’idée que la perpétuation d’une réforme se nie elle-même. Les réactionnaires se déguisent ainsi en défenseurs de la démocratie ou des droits de l’homme, qu’il faudrait défendre contre leurs excès. Une analyse détaillée de ces positions en révèle l’absurdité.

NCJ (Groupe Graine d’Anar, Lyon)


[1Mandeville (1670 – 1733) est connu pour son poème La Fable des abeilles, publié en 1705. Il y soutient que le vice libérant les appétits produit une richesse supposée ruisseler du haut vers le bas de la société — NDLR.