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Daniel Guérin

Un Militant sans frontières

Le jeudi 28 avril 1988.

Daniel guérin, né en 1904, issu d’une famille bourgeoise libérale et dreyfusarde, comptant parmi ses ancêtres le menuisier Duplay, hôte de Robespierre et le saint-simonien Gustave d’Eichthal, diplômé de sciences politiques, « entre dans la vie » avec des œuvres littéraires de jeunesse tout en ayant des activités de libraire en Syrie de 1927 à 1929.

À la suite d’un voyage en Indochine en 1930, où il profite des traversées pour dévorer un nombre impressionnant de textes politiques allant de Proudhon à Marx en passant par Sorel, à la suite de sa découverte des réalités coloniales et, du fait aussi, de sa fréquentation de jeunes ouvriers des « faubourgs », Daniel « jette son froc aux orties », rompt avec son milieu bourgeois, s’installe à Belleville et devient correcteur, s’engageant dans le syndicalisme révolutionnaire autour de Pierre Monatte et du « groupe-revue » Révolution Prolétarienne.

Parcourant en 1933, à bicyclette, l’Allemagne hitlérienne, il en ramène un document de première heure sur la montée du nazisme, qui paraît dans Le Populaire de la SFIO (repris plus tard sous les titres La Peste brune et Fascisme et grand capital, Maspero). Dans les rangs de la SFIO, Daniel, déjà antistalinien viscéral, rejoint les rangs du socialisme révolutionnaire autour de Marceau Pivert et de la tendance « Gauche Révolutionnaire ». Seul « pivertiste », membre de la « commission coloniale de la SFIO » (sic !). Il s’oppose violemment aux positions assimilationistes dominantes, soutenant déjà la nouvelle organisation « Étoile nord-africaine » de Messali Hadj.

Membre actif du mouvement des occupations d’usine durant le Front populaire, en tant que responsable inter-syndical en banlieue, Daniel, aussi cofondateur des Auberges de jeunesse, est un des éléments les plus radicaux de la Gauche Révolutionnaire et l’un de ceux qui se plaignit pas outre mesure de son exclusion, voulant avec le nouveau Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) créer un « authentique parti révolutionnaire ». D’autant que la politique de non intervention de Blum, face à l’appel à la solidarité de l’Espagne révolutionnaire, scandalise Daniel et ses camarades, qui tentent de toutes leurs forces d’apporter soutien politique et matériel, autour de Maurice Jacquier, à la CNT, la FAI et au POUM, s’opposant par ailleurs aux sinistres menées des sbires de Staline.

Animé de positions défaitistes révolutionnaire, le PSOP disparaîtra avec la deuxième guerre mondiale, mais en 1939, Daniel est chargé de créer à Oslo (Norvège) un secrétariat international du Front ouvrier international contre la guerre, rassemblant en une sorte de « Zimmervald bis » tous les courants socialistes de gauche opposés par internationalisme prolétarien à la guerre « inter-impérialiste ».

Arrêté par les Allemands en 1940, il est » interné civil », et gravement malade, libéré en 1942. De 1943 à 1945, Daniel coopère en France avec le mouvement trotskiste dans la clandestinité, essayant de maintenir une position internationaliste à l’écart du chauvinisme ambiaht, en multipliant les appels aux travailleurs allemands jusque dans les rangs de l’armée d’occupation (activité militante on ne peut plus dangereuse, d’autant que les livres de Daniel sur le fascisme font partie de la fameuse liste « Otto »), mais Daniel n’intègre pas l’organisation trotskiste.

De 1946 à 1949, Daniel s’établit aux États-Unis, aux côtés du mouvement ouvrier et des Noirs américains. Il en est interdit de séjour en 1949 dans le cadre de la « chasse aux sorcières » du maccarthysme et rentre en France.

La révolte des Conseils ouvriers hongrois, en 1956, contre le capitalisme d’État et la domination de l’URSS le trouve en pleine étude des œuvres complètes de Bakounine. La conjonction de ces deux faits le rend à jamais allergique à toute version socialiste autoritaire, qu’elle soit jacobine, marxiste, léniniste, trotskiste ; Daniel s’emploie à « déboulonner l’idole Lénine » pour la stratégie duquel il éprouvait jusqu’alors une grande admiration. Il en critique les concepts militaires, dénonce la « notion frelatée de dictature du prolétariat lui préférant celle de « contrainte révolutionnaire », il redécouvre l’apport de Rosa Luxemburg dans sa lutte contre l’ultra-centralisme et le « substitutionnisme » léninistes, allant jusqu’à entrevoir, là, des passerelles avec la spontaneïté révolutionnaire, chère aux libertaires.

Cette démarche l’amène à écrire, en 1965, son célèbre texte L’Anarchisme (réédité en 1981, maintes fois traduit, tiré à plus de 100 000 exemplaires) et sa colossale Anthologie de l’anarchisme, ni Dieu, ni Maître, ce qui introduit rapidement un quiproquo dans nos milieux : Daniel n’est toujours pas un anarchiste au sens strictement idéologique, même si, sur le plan personnel, il fait preuve d’un esprit libertaire sans tabous. Par ces textes, il veut faire connaître tout l’apport original du courant anarchiste (et il y réussit d’ailleurs, car le petit livre de la collection « Idées » fut la 1re lecture de nombreux libertaires d’aujourd’hui), mais, avant tout, dans le but de « réformer » l’ensemble du mouvement révolutionnaire (ce qu’il considère comme tel), l’affranchir des ornières autoritaires, jacobines, marxistes-léninistes, sans pour autant le faire basculer dans l’idéologie social-démocrate voire, aujourd’hui, « libérale bourgeoise » dans laquelle surnagent tant d’« ex-militants » des années 70.

Durant cette période, Daniel s’engage jusqu’au cou dans le soutien aux militants algériens, participe au « comité » France-Maghreb, signe le Manifeste des 121 contre la torture et pour l’insoumission, n’acceptant jamais les luttes fratricides entre FLN et MNA, s’engageant en internationaliste comme partie prenante de la lutte et non pas comme « porteur de valises » au service d’un mouvement.

L’année 1962 le voit quelques temps au PSU, dont il s’éloigne le trouvant par trop social-démocrate ; lui qui, d’ailleurs plus tard, n’hésitera pas à dénoncer, toujours sans tabous, les tendances sociales-démocrates (et autoritaires) de Marx (cf. La Rue, 1983) et qui, il faut aussi le souligner, est un admirateur de l’apport « philosophique » des anarchistes individualistes tels qu’E. Armand ou Zo d’Axa, avec leur contestation concrète des valeurs morales de l’époque (n’oublions pas que Daniel est aussi fin connaisseur de l’œuvre de Proudhon). Il suit passionnément Ben Bella après le putsh de Boumédienne en 1965.

Mai 68 le jette dans la mêlée, ce deuxième « orgasme de l’histoire » qu’il connaît après le Front populaire. On le voit à 64 ans, à la Sorbonne, aux côtés de Dany Cohn-Bendit, alors membre du « groupe-non groupe » « Noir et Rouge » et du « 22 Mars ».

Puis il est cofondateur du Mouvement communiste libertaire, rassemblant des éléments issus de la FCL, de l’UGAC, de la JAC ; il éclaircit ses positions par le texte au titre qu’il reconnait ambigü : Pour un marxisme libertaire (1969). La fusion (dont il est un des artisans de la plateforme) ratée en 1971 entre l’ORA et le MCL le décourage et il va, de l’OCL 1re manière, rejoindre le groupe ORA du XIIIe arrondissement en 1973, ORA devenue OCL 2e manière en 1976, dont il s’éloigne à la « période autonome » pour rejoindre, « par ouvrièrisme », en 1980, l’ organisation dans laquelle il milite jusqu’à ses derniers jours.

Daniel est engagé totalement dans le comité pour la vérité dans l’affaire Ben Barka, dans le comité Vietnam national, dans le CLAM (comité de lutte antimilitarisme), tout en participant à la commission « Droits et libertés dans l’institution militaire » (DLIM) de la Ligue des droits de l’homme, autour de Me Noguères et même d’« officiers progressistes », dès sa création, pensant que les ’positions d’objection, d’insoumission et les activités de comités de soldats sont des luttes complémentaires et non pas contradictoires. Après la catastrophe du tunnel de Chèzy (8 morts), il participe activement au Rassemblement national pour la vérité sur les accidents dans l’armée.

Dès sa fondation, il participe au Front homosexuel d’action révolutionnaire. Son anticolonialisme de toujours le pousse aux côtés des Antillais, des Polynésiens (soutenant son vieil ami Pouva’ana, si longtemps déporté en métropole, des Kanaks jusqu’à ces derniers jours). Daniel se lance dans la « guerre civile » des historiens voulant dénaturer la Révolution française, écrivant encore quelques mois avant sa mort : « qu’il est un impérieux devoir de faire front face à la ruée des contre-révolutionnaires qui préfèrent les Vendéens et les chouans aux sans-culottes, à la meute qui s’est jetée ces dernières années sur la “Grande révolution” pour la déchirer à pleine dents, la calomnier, la salir  ».

Daniel n’a jamais été un « militant anarchiste », au sens strict, mais les anarchistes lui doivent beaucoup quant à la diffusion de leurs idées. S’il a attaqué un certain « vieil anarchisme fossilisé » d’une certaine époque (tout comme d’ailleurs le « marxisme, autoritaire dégénéré » !), il a toujours voulu que le meilleur de l’anarchisme puisse peser dans le mouvement révolutionnaire pour y contrer les dérives autoritaires. Il ne concevait pas le communisme libertaire (ou « anarchisme-communisme », terme qu’il acceptait aussi) comme un dogme, mais comme une tendance, une recherche sans cesse inachevée, persuadé qu’il était que la révolution sociale future, à la fois nécessaire et désirée, ne serait pas « ni de despotisme moscovite ni de chlorose social-démocrate, qu’elle ne sera pas autoritaire, mais libertaire et autogestionnaire, ou si l’on veut conseilliste » (À la recherche d’un communisme libertaire, Spartacus, 1984).

Daniel, en donnant son corps à la science, tu ne permets pas que ton souvenir s’enlise dans le rituel commun des tombes à fleurir. Tu nous obliges à célébrer ta mémoire par nos combats et nos luttes d’émancipation. Nous t’en remercions. Salut et fraternité !

Daniel GUERRIER


Un rassemblement-hommage organisé par l’UTCL s’est tenu au Mur des Fédérés le 23 avril 1988 rassemblant toutes les générations militantes depuis nos vétérans du Front populaire et de la Révolution espagnole jusqu’aux plus jeunes d’entre nous, l’ensemble du « mouvement libertaire » : FA, OCL, TAC, CNTF ; tous les courants trotskistes et antistaliniens, « frères ennemis » pour une fois rassemblés (avec leurs présidentiables d’hier et d’aujourd’hui !), de nombreuses organisations : PSU, PAC, rénovateurs, des anticolonialistes et des représentants d’ex-colonies (Algérie, Indochine), un amiral saluant le combat antimilitariste de Daniel (!), des syndicalistes, des homosexuels, des historiens, des compagnes et compagnons anonymes. Daniel se serait plû à rêver, considérant l’assistance, à une future unité des révolutionnaires face aux affrontements inéluctables de l’avenir. Même éphémère, c’est le plus bel hommage à sa démarche militante sans dogme, ni tabou et à ses multiples engagements passionnés (un projet de Fondation D. Guérin autour de ses œuvres et de son engagement est en cours d’élaboration).