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Daniel Guérin

Le Théoricien révolutionnaire

Le jeudi 28 avril 1988.

Historien de la Révolution française et du Front populaire, Daniel Guérin est surtout connu dans nos milieux pour s’être fait le défenseur au cours des dernières 25-30 années de sa vie de conceptions qu’il a qualifiées lui-même de marxistes-libertaires ou, pour être plus précis, d’un communisme libertaire entendu comme une sorte de synthèse de ce qu’il y a de positif dans le marxisme et dans l’anarchisme.

Profondément influencé par l’analyse matérialiste et historique du marxisme, ce n’est que progressivement et par étapes successives que Guérin va prendre conscience des errements léninistes, jacobins et dictatoriaux s’y rattachant. La découverte des idées anarchistes et, en particulier, celles de Bakounine puis de Proudhon aura pour effet de lui ouvrir les yeux sur des problématiques jusque-là écartées par les préjugés centralistes propres à certaines « orthodoxie marxiste ». Comme il l’écrivit lui-même en 1984 dans son avant-propos de À la recherche d’un communisme libertaire : « La lecture de Bakounine […] m’avait été comme une seconde opération de la cataracte ».

Fort des nouveaux horizons que la connaissance des idées libertaires pouvait lui amener, Guérin n’hésita pas à réviser ses précédents travaux sur la Révolution française, en particulier en supprimant toute référence à la notion de « dictature du prolétariat ».

Cependant Daniel Guérin n’ira pas jusqu’au bout de son évolution vers l’anarchisme et il ne reviendra jamais aux présupposés théoriques de sa jeunesse qui avaient fait de lui tout d’abord le militant socialiste et révolutionnaire en l’arrachant à son milieu bourgeois d’origine.

Dès 1969, avec Pour un marxisme libertaire, Guérin lance une formule destinée à rencontrer un certain écho mais aussi de multiples interrogations. Sorte de mariage de la carpe et du lapin (comme on a pu parfois l’écrire), le marxisme libertaire qui se voulait « synthèse, voire dépassement, de l’anarchisme et du meilleur de la pensée de Marx » ne représente plus aujourd’hui, avec une vingtaine d’années de recul, qu’une formule vide d’un programme, d’un projet ou d’une identité spécifique. Le naufrage des dernières vélleités « scientifiques » du marxisme, les derniers voiles pudiques sur la pensée du « maître » tombés, l’utilité de la référence à Marx parmi les libertaires n’a plus de prise.

D’ailleurs, plutôt qu’une conception nouvelle venant s’ajouter à côté des idéologies « classiques » du mouvement ouvrier, le marxisme libertaire de Guérin doit être considéré à notre sens et avant tout comme l’expression d’un certain malaise chez des révolutionnaires sincères de formation marxiste pour qui les affres du doute auraient succédé à la certitude du dogme.

La recherche de Guérin aura été en tout cas incapable d’obtenir cet enrichissement supposé de l’anarchisme mais apparaît bien plutôt comme le refus même des sentiments partagés, voire contradictoires, du lutteur qu’a été Guérin et qui traversent toute son existence.

D’ailleurs lui-même s’est toujours bien gardé de se laisser prendre au piège du « théoricien » dogmatique et n’a jamais prétendu avoir trouvé des « principes » nouveaux. Ses conceptions nous semblent en effet devoir être interprété à la lumière d’un itinéraire et d’une évolution avant tout personnels. Sa volonté de poursuivre un combat social sans compromis et sans relâche, ainsi que ses efforts pour dépasser les clivages de chapelle traditionnels demeureront néanmoins méritoires et positifs de la part de quelqu’un qui a su rester fidèle à lui-même jusqu’à la fin.

M.G. (Paris)