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René Lefeuvre

Un Militant ouvrier nous quitte…

Le jeudi 8 septembre 1988.

René Lefeuvre est mort cet été. L’ayant un peu connu, j’essaierai de vous épargner ces clichés qu’on étale quand un militant ouvrier nous quitte, et vous montrer quel grand bonhomme était l’éditeur de Spartacus.

Né en 1902, René venait d’une famille de prolétaires (son père était maçon, sa mère brodeuse). Au début des années trente, il devint correcteur et participa à divers cercles socialistes et révolutionnaires. C’est à cette époque qu’il anime la revue Masses, qui deviendra par la suite les Cahiers de Spartacus. Son engagement dans un parti est bref, il milite un temps dans le groupe révolutionnaire de la SFIO avec Marceau Pivert, mais René Lefeuvre s’est très vite orienté vers son activité préférée : l’éducation ouvrière par le livre et par la brochure.

René n’était pas anarchiste, précisons-le. Il se référait à ce
marxisme introuvable qui se pré-nomma libertaire comme pour se donner une conscience. Il ne convient pas d’épiloguer là-dessus puisque ce courant n’a jamais connu une existence réelle. Si René Lefeuvre a marqué le mouvement révolutionnaire, c’est avant tout par les éditions Spartacus. Bien qu’il fut souvent entouré et qu’il travailla au sein d’un collectif (surtout vers la fin), Spartacus reste son œuvre : un projet qui visait à mettre à la portée de toutes les bourses des textes essentiels de la Révolution. Et quels textes ! Un catalogue unique qui aurait fait reculer n’importe quel éditeur soucieux de rentabilité.

Vers la fin, ses camarades devaient le persuader d’augmenter un peu les prix et aussi la taille des caractères d’imprimerie, tant ce militant avait une vision exigeante de la propagande. Elle en devenait désuette à cause du manque de curiosité de nos contemporains. Dans le catalogue Spartacus, on peut trouver des francs-tireurs antistaliniens comme Karl Korsh, Victor Serge ou Souvarine, etc. Des textes d’histoire ouvrière aussi. Aujourd’hui, Spartacus est l’un des rares éditeurs (le seul je crois) à avoir à son catalogue des œuvres de Maurice Dommaget qui nous fit découvrir un autre visage de la Révolution française (Sylvain Maréchal, Les Enragés, Babeuf, etc.). Précisons que les universitaires n’ont jamais reconnu cet « amateur » comme un véritable historien, et ce n’est pas près de changer à l’approche du bicentenaire…

Dans le domaine qui nous intéresse plus particulièrement, l’anarchisme, René Lefeuvre a fait un gros effort : Gaston Leval (La Pensée constructive de Bakounine), Prudhommeaux, Barrué, Lehning. Spartacus est aussi le seul éditeur de Rudolf Rocker en France (sur lequel la revue Itinéraire va sortir un numéro). René Lefeuvre ne concevait pas Spartacus comme une simple collection de livres, mais comme un moyen de reconquérir un savoir confisqué, censuré, y compris par ceux qui s’apparentent à ce qu’il appelait le « fascisme rouge » : stalinisme, léninisme, etc. Les livres étaient commentés pour leur contenu et aussi pour leur style, afin qu’ils deviennent une arme militante.

Quant au personnage, il paraîtra banal de parler de sa grande humanité, mais c’était pourtant la vérité. Lorsqu’on entrait chez lui, dans son appartement du centre de Paris, on était chaleureusement accueilli par un petit homme qui se faufilait entre les piles de livres. Son domicile était d’ailleurs ouvert à tous, y compris à certains parasites parfois… Mais René n’en avait cure. Il était plus empressé de vous demandé des nouvelles comme de vous raconter des anecdotes révolutionnaires, ou encore de se plaindre que des maçons italiens aient, sans penser à mal, décoré son pavillon de banlieue du visage de Bonnot. Et toujours il appelait la jeune génération à reprendre le flambeau, à se renseigner, à chercher des solutions révolutionnaires.

Quant il est mort cet été, on a eu un peu honte pour notre époque, de cette médiocrité cynique qui décourage beaucoup de monde en ce moment. René, lui, publiait, imperturbable. Il en avait vu des périodes de régression et d’autres d’espoir, qui reviennent invariablement. On aurait aimé lui offrir l’une de celles-là. Comme cadeau d’adieu.

Yves (groupe les Temps nouveaux : Brest)