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Eugène Bizeau

L’anarchisme par la chanson

Le jeudi 4 mai 1989.

Le 17 avril 1989, Eugène Bizeau est décédé. Il allait avoir 106 ans. Son âge avancé en faisait désormais. une sorte de « mémoire vivante » d’une période particulièrement riche et significative de l’histoire du mouvement anarchiste et ouvrier français. Avec sa mort, c’est un peu donc comme si un dernier pan d’un monde révolu s’en allait à jamais. Mais surtout, avec lui disparaît l’un des derniers représentants de la chanson sociale et révolutionnaire du début du siècle ; chanson qu’il sut alimenter et enrichir de son talent.

Militant libertaire et antimilitariste convaincu, toute sa production littéraire de « vigneron poète » porte la marque de ses convictions. Bizeau a été, sans conteste, un de ceux qui — au même titre qu’un Gaston Couté, qu’un Charles d’Avray, ou bien que les poètes et chansonniers révolutionnaires de la Muse rouge — surent allier production artistique et engagement militant, sans jamais se résigner à renoncer ou bien à amoindrir l’un comme l’autre.

Le poète-vigneron

Bizeau naquit le 29 mai 1883 à Veretz d’une famille paysanne républicaine et socialiste de Touraine [1]. Ses parents n’étant pas bien riches, le jeune Bizeau dut arrêter ses études au certificat d’étude. À 13 ans, il commence ainsi sa vie professionnelle comme journalier agricole, avant d’apprendre le métier de vigneron, métier qu’il exercera pratiquement toute sa vie.

Autodidacte, il découvre dans le foyer familial à la fois les ouvrages de Proudhon et les chansons de Béranger et de Dupont. Très vite attiré par les idées libertaires, il s’abonne à 14 ans au Libertaire de Sébastien Faure et au Père Peinard d’Émile Pouget [2].

Ses premiers poèmes seront pourtant publiés dans une feuille peu « orthodoxe », et qui ne ces-sera de créer scandale dans le mouvement libertaire, L’Anarchie, le journal que Libertad avait créé à Paris en 1905. Bizeau a à cette époque un peu plus de 20 ans, mais sa voie commence à être tracée et, en 1910, il se lie avec les chansonniers de la Muse rouge qui vont l’inciter à écrire ses premières chansons.

Créé en 1901, sous le patronage de nombreuses personnalités tant socialistes que libertaires comme Jean-Baptiste Clément, Chatelain, Bellot, Paillette ou Faure ce groupement avait tout d’abord pris comme nom celui de « Groupe des poètes et chansonniers socialistes », puis celui de « Groupe des poètes et chansonniers révolutionnaires », et enfin — après un passage à vide — celui de la Muse rouge à partir de 1907, du titre d’une chanson du militant chansonnier libertaire Constant Marit, plus connu par son sobriquet de « Père la Purge » [3].

Malgré des débuts difficiles, la Muse rouge va connaître le succès et faire preuve d’une longévité remarquable, grâce surtout à l’œuvre de Maurice Doublier. Ce groupe va jouer en tout cas un rôle essentiel dans la diffusion de la chanson révolutionnaire et sociale, en France au moins, jusqu’à la veille du deuxième conflit mondial, en participant à des centaines de fêtes ou de soirées familiales organisées par les « groupements d’avant-garde » de l’époque et, bien évidemment, par les groupes libertaires.

La Muse rouge va aussi faire paraître, entre 1908 et 1914, deux publications périodiques trimestrielles : La chanson aux chansonniers et La Muse rouge (édition trimestrielle de propagande par la chanson) dans lesquelles Bizeau donne plusieurs chansons avec musique.

Parolier confirmé, Bizeau ne sera jamais pourtant un interprète de ses oeuvres ; celles-ci n’en connaissent pas moins un accueil favorable du public militant des goguettes libertaires.

En 1914, L’Almanach de la Muse rouge pouvait ainsi présenter Bizeau comme « un des meilleurs poètes chansonniers de l’heure présente. Modeste, timide même ». Par ailleurs, sa notice biographique se trouvait placée parmi le « gotha » des « chansonniers du prolétariat » de l’époque, en compagnie des d’Avray, Guérard, Muret, Israel, Doublier, Paillette et… Montehus !

Contrairement à ce dernier cependant, Bizeau ne retournera pas sa casaque quelques mois après, lors de l’éclatement du conflit mondial. Tandis, en effet, que son illustre « confrère » ne trouva rien de mieux que de troquer son personnage de « soldat humanitaire », pacifiste et antimilitariste, pour endosser les habits du chauvinisme le plus pur [4] ; Bizeau, en pacifiste conséquent avec lui-même, continua la collaboration aux quelques feuilles libertaires qui vont tenter de résister au raz-de-marée nationaliste : Ce qu’il faut dire de Sébastien Faure, Le Réveil de Bertoni, Par-delà la mêlée d’Armand.

La guerre finie, nous le retrouvons donc toujours prêt à collaborer à la presse anarchiste — en particulier au Libertaire — et prendre part, par sa plume, aux différentes campagnes de soutien menées par le mouvement, comme lors de l’affaire Sacco et Vanzetti.

Bien qu’amoindri par la guerre qui avait dispersé la plupart d’entre eux, le groupe de la Muse rouge pourra se reconstituer, reprendre ses activités et même éditer une revue assez bien faite intitulée La Muse rouge, revue à laquelle Bizeau va de nouveau collaborer. Signalons aussi sa participation aux recueils de chansons que Coladant fit paraître dans les années 20 sous le titre : Nos chansons.

Le poète militant

Toute cette activité, qu’il poursuivit jusqu’à ces dernières années [5], ne lui rapporta cependant jamais grand-chose. Bizeau n’a jamais été un professionnel de la chanson, et sa production (comme celle de la Muse rouge) resta toujours en marge — voire en dehors — des circuits commerciaux liés d’abord au développement du music-hall, puis de l’industrie du disque qui, progressivement, envahirent le monde de la chanson dès le début du siècle.

En effet, ses chansons ne sont pas celles que l’on interprétait dans les caf’conc’ mais sont restées limitées — volontairement, il faut bien le dire — au monde des goguettes, auquel elles s’apparentent tant par leur mode de diffusion que de production.

Les compositions de Bizeau, au même titre que celles des autres chansonniers libertaires, doivent être considérées non pas, en effet, comme un simple moyen de se distraire, mais elles poursuivent un but précis : celui de hâter la venue de la révolution sociale. En ce sens, elles ne peuvent pas être envisagées comme de simples chansons « engagées », mais elles revendiquent pour elles le titre de « révolutionnaires ». Cela ne veut pas dire, bien évidemment, que les chansons de Bizeau ne parlent que « d’anarchie », mais elles sont partie prenante d’un combat plus vaste qui les englobe et les justifie. Prolongement à bien des égards de la chanson sociale de son temps, les compositions de Bizeau s’en détachent ouverte-ment par la fonction propagandiste qu’on veut leur assigner. Maurice Doublier résumait sans doute le point de vue de la très grande majorité des compagnons en écrivant, en 1914 : « En chanson comme en toute chose, nous pensons qu’il est inutile de s’apitoyer sur la misère du prolétariat si l’on ne s’en prend pas au salariat, qui en est la cause principale ; de s’attaquer au prêtre si l’on ne cherche pas à détrôner l’hypothèse grotesque du Dieu qui en fait la force ; de larmoyer pendant trois couplets sur les horreurs de la guerre pour terminer au quatrième par quelques banalités patriotardes ». Et, à la Muse rouge, on se fit un devoir, pendant plus de 30 ans de répandre la bonne parole de la « chanson révolutionnaire » parmi les masses.

Tant par sa conception que par sa destination, donc, la chanson se présente délibérément comme une arme, un des moyens de « propagande » dont pouvaient disposer les compagnons pour saper les institutions du vieux monde. Et c’est cela qui fait sa grande originalité et lui donne sa raison d’être.

Il existe donc, il nous semble, une différence qualitative essentielle entre la production militante d’un Bizeau et celle de chansonniers plus ou moins engagés de Montmartre, voire aussi d’un Montehus pour qui chanter la révolution ou les misères du peuple pouvait être un « genre » musical comme un autre faisant bon ménage, parfois, avec d’autres genres ou compositions d’un caractère bien plus douteux du point de vue social.

Rien d’étonnant à cela, vu que l’objectif de ces chanteurs était de
« plaire » à un public le plus large possible. Ils pouvaient aussi chanter l’anarchie, ou le militarisme et le nationalisme, ou l’un et l’autre, selon le public auquel ils avaient affaire. Rien de tel chez Bizeau pour qui, en revanche, nous l’avons vu, l’engagement militant n’est pas une manière de paraître mais d’« être ». Sa production s’inscrit donc tout à fait dans la grande tradition des chansonniers socialistes et ouvriers du XIXe siècle, à commencer par un Clément ou un Pottier.

Certes, la qualité n’est pas toujours au rendez-vous, et une bonne partie de ses textes apparaît aujourd’hui comme étant irrémédiablement datée, au même titre d’ailleurs que la plupart de ceux des autres compositeurs libertaires, à commencer par Charles d’Avray.

Chansons ou poésies « à thèmes », ces compositions auront tendance au fil des années à devenir répétitives et à se figer dans des clichés utilisés jusqu’à l’usure. Vu sous cet angle, son apport artistique pourrait paraître limité. Sa valeur ne nous semble cependant pas faire de doute. Eugène Bizeau nous apparaît, en particulier, pouvoir être considéré comme un des représentants les plus marquants de ce que Poulaille a appelé la « littérature prolétarienne ».

Rappelons ici que, pour qu’un auteur puisse être défini comme « prolétarien », il ne suffit pas qu’il parle du peuple ou des miséreux, mais qu’il soit lui-même d’origine prolétarienne.

Comme l’a précisé Poulaille dans Nouvel âge littéraire : « Pour nous, l’art créateur n’est pas le privilège d’un groupe d’hommes d’une nouvelle aristocratie. Il est le prolongement naturel de l’usine, du bureau ».

Et qui, mieux que Bizeau, pourrait prétendre incarner cette activité artistique exercée par des hommes issus du peuple et continuant à vivre en son sein ? Qui, mieux que Bizeau, présente dans son œuvre les prémices d’une littérature nouvelle pouvant exprimer, ainsi que le rêvait Poulaille, une nouvelle culture, celle de « la littérature de l’homme qui travaille, par opposition à la littérature de l’homme qui se bat ou qui domine » ?

L’espoir de Poulaille de voir surgir « un nouvel âge littéraire » ne s’est pas réalisé, mais les hommes et les œuvres demeurent et, parmi celles-ci, celle de Bizeau.

Gaetano Manfredonia


[1Nous utilisons ici les informations fournies par Robert Brecy in : Eugène Bizeau a cent ans, numéro spécial de la revue Le Vagabond nº 9, 1983, 140 pp.

[2lbid, p. 23.

[3Ce surnom lui venait d’une de ses chansons les plus célèbres, intitulée justement Le Père la Purge. Toujours Constant Marie avait été l’auteur d’une autre chanson au vitriol intitulée La dynamite, dans laquelle on conviait les compagnons à danser et à chanter au son des explosions.

[4Montehus, lors du conflit mondial, continua sa collaboration au journal devenu cocardier de Gustave Hervé, La Guerre sociale, dans lequel il donna de petits « chefs-d’œuvre « d’opportunisme, tel cet Éloge de la censure (11 septembre 1914) : « Rendons hommage aux monsieurs de la censure / Qui sont galants polis et réservés / Qui n’ont jamais fait aucune coupure / Dans les articles du citoyen Hervé / Jamais chez eux l’idée de la vengeance / En toute justice ils tiennent leur sécateur / Reconnaissons leur belle intelligence / Vive les censeurs. »

[5ll existe actuellement plusieurs publications contenant des œuvres récentes et moins récentes de Bizeau qu’il est possible de se procurer à la librairie du Monde libertaire.