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Une alliance entre libertaires, ça ne se décrète pas, ça se construit !

Le jeudi 21 décembre 1989.

Signataire de l’Appel pour une alternative libertaire (dont j’ai d’ailleurs participé à la rédaction), je voudrais ici exprimer le point de vue d’un de ces milliers de libertaires inorganisés, ou du moins « non encartés » dans les institutions officielles du mouvement (FA, OCL, TAC, UA, UTCL). Certes, il y a lieu de faire la distinction entre les libertaires ANTI-organisationnels et ceux d’entre eux qui, bien que favorables au concept d’organisation, se retrouvent en dehors des groupements existants pour de multiples raisons dont, la première, est l’absence de groupes locaux dans leur environnement géographique immédiat (les mailles du filet de la représentation libertaire en France sont plus que lâches). Ensuite, pour nombre d’entre nous, le parcours du combattant libertaire entre les différentes chapelles s’est souvent soldé par le rejet de toutes celles qui perdurent aujourd’hui pour aboutir soit au repli sur soi, soit à des pratiques basistes, rétives à tout étiquetage. Quelques-uns, dont je suis, tentent de maintenir une volonté de rénovation de la pensée et des pratiques libertaires et de recomposition, à terme, du mouvement, au risque permanent d’avoir l’impression d’agiter un fantasme d’hurluberlus, voire d’hérétiques, face aux multiples embûches posées consciemment ou, pire, inconsciemment, par les gardiens de chacun des temples — lesquels se lamentent pourtant sur leurs difficultés respectives de fidéliser durablement leurs ouailles.

Vu de l’extérieur, c’est-à-dire avec les yeux d’un mécréant non libertaire tel qu’Alain Bihr [1] l’impression dominante est d’être face à des orfèvres de la culture des différences, sans cesse repolie et reciselée de générations en générations, en oubliant d’ailleurs que cette activité ne peut reposer que sur un fond commun, enfoui sous les anathèmes et les exclusions réciproques. Quelle dérision devant l’ampleur de la tâche à accomplir que ces combats stériles, ces épuisements d’énergie, qui à porter à bout de bras sa boutique, qui à peaufiner sa brochure, qui à imprimer son journal… Certes la floraison d’expressions peut permettre la multiplicité des avis, des analyses ; mais dans la mesure où ce ne sont quasiment que les convaincus qui achètent la presse libertaire, ça reviendrait moins cher de faire un bon bulletin intérieur du Mouvement, bien argumenté.

Au nom des « clients », il y en a un peu marre d’acheter plus d’une douzaine de revues proches chaque mois.

Alors, bien sûr, rien ne sert d’être naïf au point de ne pas prendre en compte les divergences réelles de certains sur des sujets précis. Mais le fait est que ces fameuses divergences coexistent parfois de façon plus accentuée chez des membres d’une même organisation ! Doit-on en déduire que le perfectionnisme libertaire recherche l’accord à cent pour cent ? Autant le dire tout de suite, l’organisation porteuse de cette qualité fondamentale, sans laquelle de nombreux et nombreuses camarades semblent risquer de perdre leur âme, se réduit à une seule personne, soi-même, et encore !

 ! Si l’on ne part pas du postulat qu’il est (et qu’il sera) possible de faire des choses ensemble avec d’autres qui ne sont pas forcément d’accord sur tout, autant ramener l’idée de révolution au rang des épices pour pigmenter la grisaille de la vie quotidienne. Le dernier argument à la mode concernant ces fameuses convergences serait que chacun, chacune n’aurait pas la même « culture » (une culture FA, une culture OCL, une culture UTCL…). Bravo pour les tenants du combat (?) pluriculturel ! Et puis, si différence il y a, n’est-elle pas infinitésimale aux regards de notre culture occidentale et judéo-chrétienne vieille de deux mille ans ? N’y a-t-il pas là un petit côté lepéniste du type : j’aime mieux ma sœur que ma cousine, etc. N’a-t-on vraiment rien à faire ensemble, rien en commun à populariser ? En disant cela, je m’adresse aux anti-autoritaires de tous poils qu’il est simpliste de réduire aux seuls anarchistes, reprenant à ce propos le constat fait par le défunt « groupe non groupe » Noir et Rouge au début des années 70 selon lequel le clivage ne se trouvait pas entre marxistes et anarchistes, mais entre dirigistes ou autres léninistes et antiautoritaires, car, diable sait qu’il y a des façons toutes autoritaires, voire en d’autres temps, staliniennes d’être anarchiste ! Comme quoi on n’est à l’abri de rien dans ce bas monde ! Une recomposition d’un pôle libertaire de lutte de classes ne se limite pas aux seuls anarchistes en prise à leurs « affaires de famille » et il faudrait bien apprendre à connaître, à écouter, à côtoyer dans les luttes les éléments révolutionnaires étrangers à notre arbre généalogique déjà bien touffu.

Enfin, dans un premier temps, si les « cousins » apprenaient à vivre ensemble, à vérifier systématiquement leurs points d’accords à discuter leurs désaccords sur la base de bilan de pratiques réelles à organiser des campagnes communes, à animer des groupes unitaires de base dans les entreprises, les quartiers, à coordonner leurs efforts dans les secteurs spécifiques : antiracisme, antifascisme, anticolonialisme anti-impérialisme, ce serait déjà un grand pas de franchi, apte à réchauffer le cœur des inorganisés mélancoliques et à leur donner envie de reprendre le collier. Tout cela est beaucoup plus du ressort d’une volonté réelle d’aller en ce sens que de résolutions de débats idéologiques. À ce titre, les cent trente signatures de l’Appel ainsi que la rencontre des 3 et 4 juin sont des éléments encourageants, même si certains, par pratique de direction d’appareil ou de leaderisme individuel, cherchent à tirer habilement les marrons du feu pour de tout autres projets. ne laissons pas les « états-majors » s’approprier la démarche pour une alliance entre les libertaires, sous peine qu’elle sombre dans le louvoiement entre (?) des « chefs », habiles à s’entr’inviter sans vouloir se rencontrer, à proposer des actions communes sans même provoquer une réelle réunion unitaire pour faire mieux état à leurs troupes de l’impossibilité chronique à travailler ensemble. Le dépassement de toutes les organisations existantes ne se fera que si chacune d’entre elles accepte de réellement se remettre en cause, sans jouer au plus fin pour tirer les marrons du feu. Une autocritique passée et présente de chacune serait peut-être l’étape actuelle qui permettrait à la démarche de s’enraciner et à Billancourt comme ailleurs de ne plus désespérer les « indépendants ». Une auto-critique qui ne peut pas sérieusement se réduire au constat que chacune des organisations fait de n’être pas assez nombreux face aux enjeux actuels.

Plus les libertaires porteurs de cette démarche de dépassement et de rénovation (encore à la mode ?) seront nombreux, qu’ils soient organisés ou pas, signataires de l’Appel ou pas, et plus leur volonté, certes patiente, sera de rester les yeux ouverts face aux chausses-trappes, des tenants des dogmes quels qu’ils soient, plus un mouvement libertaire pluriel, multiforme, fédéraliste, organisé sur des bases de lutte de classes, avec un projet politique, un projet de société en commun, une stratégie globale sans volonté d’uniformité à tout prix, des pratiques diversifiées sur le terrain, aura des chances de voir le jour avant les échéances fondamentales de la restructuration du capitalisme de 1993. Tout est à inventer et ni un néo-synthésisme ni un néo-plateformisme ne sont en mesure de répondre à nos attentes, nos désirs et aux nécessités de l’heure.

Daniel Guerrier
(signataire auto-organisé de l’Appel pour une alternative libertaire)

À lire : Les anarchistes et l’organisation de Claude Parisse, ACL Lyon, avril 1989 ; « Comment l’anarchie pourrait-elle enfin triompher ? » de Vanina in Noir et Rouge nº 13, été 89.


[1Alain Bihr est l’auteur notamment de La Farce tranquille et de Entre bourgeoisie et prolétariat l’encadrement- capitaliste.