C’est le titre de l’ambitieux ouvrage de Frank Georgi qui tente une histoire globale de l’autogestion et dont le sous-titre précise l’objet de la recherche historienne, à savoir les gauches françaises et le « modèle » yougoslave (1948-1981). Impossible de résumer en quelques milliers de signes une telle somme (520 pages). Je me contenterai d’en souligner quelques aspects. F. Georgi souligne la multiplicité des usages et des conceptions de l’autogestion, des libertaires aux chrétiens de gauche. Multiplicité qui conduit certains anarchistes à préférer au terme « autogestion » les termes de gestion directe. Il souligne aussi la dimension internationale du projet autogestionnaire qui dépasse de loin le seul hexagone même si selon les lieux les vocables utilisés pour la désigner varient sensiblement. Pour autant, les libertaires, même s’ils n’en sont pas les seuls inventeurs, furent toujours aux avant-postes de cette organisation sociale et économique. L’auteur rappelle en effet que déjà Proudhon (p. 29), les communards anti-autoritaires, Bakounine et Pelloutier en énonçaient les principes et désignaient l’autogestion sous le terme de self-gouvernment emprunté à la littérature anglo-saxonne. Le terme autogestion apparaît, semble-t-il, pour la première fois dans le discours du vieux communard Édouard Vaillant au congrès socialiste de Nîmes en 1910 avant de quasi disparaître du vocabulaire. Il ne revint de fait qu’à partir de 1957 pour évoquer la dissidence socialiste de Tito en Yougoslavie puis les expériences algériennes avant de se diffuser largement parmi les gauches en France dans l’après 1968.
Suite à cela Frank Georgi revient sur l’expérimentation « autogestionnaire » étatique en Yougoslavie, l’illusion du mouvement trotskiste sur la réalité « socialiste » de cette dernière et sa diffusion dans l’hexagone. Quant aux anarchistes sans être totalement hostiles dans un premier temps à l’expérience, ils furent persuadés dès 1950 suite au voyage de l’un d’entre eux au pays de Tito, Joë Lanen, qu’il s’agissait d’une « fumisterie » (p. 115). Les militants de Socialisme ou Barbarie conclurent eux aussi très tôt à une « mystification » (p. 120).
Les staliniens du Parti communiste ne virent dans l’évolution yougoslave qu’une dérive trosko-fasciste de la « pureté » marxiste-léniniste et l’occasion d’une nouvelle purge supposés de cadres dissidents accusés à tord ou à raison de l’infamant qualificatif de « titiste ». La CGT aux ordres suivra le même chemin jusqu’à la même volte-face en 1955 visant à une réconciliation des frères ennemis imposée par le « camarade » Khrouchtchev suite à la mort de Staline.
Dans les années 1960, deux revues vont engager la réflexion et des analyses sur l’autogestion, la revue Noir et Rouge directement issue du mouvement libertaire et la revue Autogestion à l‘empan idéologique plus large. Dans le même temps deux organisations s’emparèrent de la question le PSU et la CFTC bientôt transformée en 1964 en CFDT.
Autour des événements de Mai 1968, toute la « gauche » devise sur l’autogestion y compris les étudiants les plus radicaux. Notons toutefois que dans quasiment aucune usine occupée, les ouvriers décideront de remettre en route la production. Seules quelques universités adopteront celle-ci dans le cadre de leur gestion autonome et de contestation. Certains étudiants, parmi les plus radicaux, déclaraient tout de go « pour nous l’établissement d’une société sans classe passe d’abord par l’autogestion » (p. 319), moyen unique de « détruire le pouvoir sans le prendre » » (p. 326). En 1970 de son côté la CFDT lors de son congrès confédéral adopte non sans une longue réflexion et de nombreux débats le principe de « l’autogestion de l’entreprise et [de l’] autogestion sociale » (p. 344). Dans la foulée, le PS aussi s’emparera aussi du terme sans d’ailleurs le mettre à l’épreuve dans son propre fonctionnement. Enfin le PC dans les années 1975-1980 finira par accepter son principe… en bref une autogestion à toutes les sauces et de toutes nuances mais presque toujours pensée par le haut et fonctionnant conjointement avec le pouvoir d’État et le « parti ». Malgré ses interprétations multiples, il est évidant que l’autogestion fut un attracteur puissant et un mythe mobilisateur essentiel des années 1950 à 1980 s’inspirant peu ou prou du « modèle » yougoslave. Après, tous ou presque, l’abandonnèrent et revinrent à de plus classiques schémas autoritaires.
L’ouvrage de Frank Georgi nous livre les milles facettes et de longs développements sur l’autogestion et nous permet de mieux cerner ses potentiels et ses contradictions au travers de sources riches et variées. Donc à lire absolument pour tous ceux/celles qui s’intéressent à l’attrait et aux pratiques de l’autogestion tant du point de vue de son histoire et que de celui de son actualité.
Reste la force de l’idée d’autogestion qu’il convient de se réapproprier et à mon sens de toujours développer à condition toutefois, de veiller comme en Espagne entre 1936-1939 lors des collectivisations, qu’elle soit auto-portée par les « travailleurs eux-mêmes » et sans compromis. En bref, de faire en sorte qu’elle soit sociale et libertaire afin qu’elle demeure un horizon, un autre futur ou comme le propose la dernière ligne de l’ouvrage une « terre d’expérience » (p. 473) voire d’espérance.
Hugues Lenoir
Groupe Commune de Paris