Accueil > Archives > 1954 (nº 1 à 3) > ....1 (oct. 1954) > [Les Anarchistes dans le monde syndical]

Les Anarchistes dans le monde syndical

octobre 1954.

Il y a un peu plus de cinquante ans, Fernand Pelloutier écrivait son admirable Lettre aux anarchistes.
En dépit des années, la Lettre aux anarchistes a conservé sa valeur d’engagement.



En des termes véritablement prophétiques, Pelloutier prévoyait la dégénérescence du parti socialiste et le danger que ferait courir, à la cause du prolétariat l’abstention des anarchistes dans le combat syndical.

Il faut relire ces lignes écrites en 1899 :
« Mais le parti socialiste ne sera pas seulement encore un parti parlementaire, paralysant l’énergie et l’esprit d’initiative que nous cherchons à inspirer aux groupes corporatifs, il sera de plus en plus un parti contre-révolutionnaire, trompant l’appétit populaire par des réformes anodines, et les associations corporatives renonçant à l’admirable activité qui, en dix années, les a pourvues de tant d’institutions dues à elles-mêmes et à elles seules, se confieront encore aux irréalisables promesses de la politique. Cette perspective est-elle pour nous plaire ?

 » Actuellement notre situation dans le monde socialiste est celle-ci : proscrits du "Parti" parce que, non moins révolutionnaires que Vaillant et que Guesde, aussi résolument partisans de la suppression de la propriété individuelle, nous sommes, en outre, ce qu’ils ne sont pas : des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maitre et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat), et les amants passionnés de le culture de soi-même. »

Et, plus loin :
« Les syndicats ont depuis quelques années une ambition très haute et très noble. Ils croient avoir une mission sociale à remplir comme de purs instruments de résistance à la dépression économique, soit comme de simples cadres de l’armée révolutionnaire, ils prétendent, en outre, semer dans la société capitaliste même le germe des groupes libres de producteurs par qui semble devoir se réaliser notre conception communiste et anarchiste. Devons-nous donc, en nous abstenant de coopérer à leur tâche, courir le risque qu’un jour les difficultés ne la découragent et qu’ils ne se rejettent dans les bras de la politique. »

Hélas ! Pelloutier avait raison.

Mais, il faut avoir le courage de le dire : les anarchistes portent une écrasante responsabilité dans la situation actuellement faite aux syndicats.

La plupart d’entre eux refusent de se mêler aux luttes syndicales. Le problème est d’une extrême gravité et nous devons en discuter dans nos milieux. Le refus de se mêler aux luttes sociales est une attitude craintive et dangereuse. Il aboutit, en fait, à une véritable sclérose.

Il est certes plus facile de discourir contre l’Autorité, ou contre l’État (avec des majuscules) que de prendre des risques personnels dans une lutte concrète contre les empiètements de l’autorité. Beaucoup de camarades ont peur de ne pouvoir « rester eux-mêmes » dans un milieu qui n’est plus spécifiquement anarchiste.

Cette crainte morbide, indigne d’un véritable anarchiste, aboutit à deux attitudes également néfastes : le repliement sur soi-même et une suspicion maladive à l’égard de tous ceux qui, prenant leurs risques, essaient de maintenir ou faire pénétrer la pensée anarchiste dans le milieu syndical.

Cette attitude est d’autant plus regrettable que l’anarcho-syndicalisme apparait comme la seule force capable de galvaniser la classe ouvrière à la fois contre le fascisme et le bolchévisme, engendrés l’un et l’autre par la société bourgeoise pourrissante.

Dans La Révolution prolétarienne de septembre 1954, L. Mett rapporte que la journaliste allemande Brigitte Gerland, libérée l’an dernier du camp de Vorkouta, a rencontré de jeunes étudiantes qui professaient la foi (sic) anarcho-syndicaliste.

Et voilà ce qu’elle écrit dans un article publié par le Courrier socialiste de juillet 1954 :
« "Chaque mouvement de résistance commence par la négation, par un « non ». Nous disons « non » à la dictature du parti, qui a transformé la promesse de la liberté spirituelle pour tous les peuples en un mensonge hypocrite. Nous disons « non » au capitalisme d’État, car l’État soviétique est devenu un exploiteur plus tyrannique que le pire des capitalismes privés. Nous disons « non » à l’impérialisme soviétique qui se trouve en contradiction la plus flagrante avec la théorie marxiste, car on ne doit pas porter en avant la révolution sur les baïonnettes russes.

 » Cependant, pour nous l’issue ne consiste pas à opposer aveuglément au bolchévisme soviétique l’imitation de la démocratie occidentale avec son système de capitalisme privé. Nous voulons nous libérer de la tyrannie de tout État, car l’État n’est, en fin de compte, qu’une machine bien imaginée pour exploiter, et opprimer les travailleurs".

 » Voilà le contenu approximatif du tract qui a été lu dans le baraquement près du chemin de fer. Je ne garantis pas l’exactitude des termes employés, mais le sens était certainement celui-là. Car nous avons discuté souvent et beaucoup de toutes ces choses durant les années que j’ai passées à Vorkouta et j’ai bien appris à connaitre le cheminement des pensées du groupement dont je parle. Connaissant mieux que mes camarades russes les idées de la social-démocratie, j’ai essayé de contester certaines de leurs thèses que j’ai considérées comme anarcho-syndicalistes. Et il n’y a aucun doute que leurs pensées allaient justement vers l’anarchisme. C’était une réaction naturelle contre la réalité soviétique, contre l’hypertrophie de l’État qui caractérise la dictature soviétique. Il faut d’ailleurs dire que les syndicalistes soviétiques m’ont influencée dans une certaine mesure. »

Que la socialiste Brigitte Gerland ait été influencée par les syndicalistes soviétiques est un signe des temps. Dans ces conditions, les anarchistes doivent reprendre conscience de leur véritable rôle. Et surtout, ils doivent sans tarder reprendre « la besogne syndicale, obscure, mais féconde ».

Alexandre Hébert