C’était à Lille, un beau matin d’avril. Un dimanche comme on les aime : sec, clair, vibrant de soleil. Un coup d’œil au calendrier suffisait, toutefois, à détacher cette journée de la cohorte des fins de semaines engourdies : c’est une tradition maintenant bien établie que d’évoquer, le dernier dimanche d’avril, le souvenir des victimes des camps nazis. Les victimes : Juifs, Tziganes, opposants de tous ordres, résistants, handicapés mentaux… La liste est longue de ceux à qui le régime hitlérien avait dénié le droit d’exister.
Et la population, et les autorités d’évoquer pieusement le temps d’une commémoration annuelle, le génocide juif et les persécutions menées par les sectateurs de l’ « ordre nouveau » : M. Bousquet, du fond de sa paisible retraite, s’en souvient sûrement.
Chacun trouve sa place dans le martyrologue officiel. Chacun, vraiment ? Je ne me souviens pas personnellement, et je doute que l’on puisse se souvenir, d’informations ou même d’allusions en cours d’Histoire sur le massacre des homosexuels.
Allaient-ils rester les oubliés de l’Histoire, ces hommes et ces femmes au triangle rose à qui l’on ose à peine tendre un strapontin lors des célébrations œcuméniques ? L’association homosexuelle « Les Flamands Roses » avait décidé de faire entendre la voix de ceux que la mort semble avoir, au plein sens du mot, anéan-ti. À cette effet, un tract avait été rédigé. Simple et direct, il n’appelait qu’au respect de ces disparus moins « honorables ».
Je m’en fus donc, avec quatre autres militants, au mémorial de la Déportation. Il n’y avait pas foule. Juste l’assistance qu’on s’attend à trouver en pareille circonstance : officiels, militaires, porte-drapeaux, Juifs de tous âges. Tous recueillis, émus, voyaient défiler leur passé, tâchaient d’exorciser des craintes qu’on eût pu croire d’un autre âge si les récentes profanations de Carpentras n’étaient venues nous rappeler que l’Histoire sert souvent les même plats.
Le discours fut sobre, efficace : rappel des horreurs passées, admonition aux génération futures, exaltation de la tolérance. Il faut respecter, nous dit-on, ce qu’il y a d’humain en l’homme, sans discrimination de race, d’origine, d’opinion, de religion. On en restera là ; l’officiant n’a même pas songé qu’il pouvait y avoir à l’œuvre dans notre société d’autres ségrégations plus sournoises — comme si la contrainte morale exercée sur les inclinations les plus intimes ne valaient pas l’ostracisme d’antan.
Nous saisissons chacun une poignée de tracts et, silencieusement, les tendons à ces hommes et à ces femmes qui s’éloignent. M. Mauroy accepte le papier que nous lui lui tendons : un bref « merci », puis il regagne sa voiture. De vieux résistants passent, imperturbables… Quelques-uns étouffent un sarcasme gêné. La communauté juive réagit avec une profonde dignité : le rabbin de Lille me montre, avec un doux sourire, le tract qu’on lui a déjà remis, soigneusement plié dans son livre de prière — il en parlera ce soir, à l’office des morts ; des hommes et des femmes me demandent des tracts, les lisent avec attention et approuvent d’un mouvement de paupières. Ils ont compris ou ils se sont souvenus.
D’autres n’ont toujours pas compris : des policiers nous entourent, se saisissent des tracts, nous prient, Nicole Benyounès (présidente du CCL) et moi, de les accompagner. Nous les suivons. Le commissariat central bourdonne comme une ruche. On nous regarde à peine. Serions-nous à ce point dérangeants ? On ne peut nous condamner, car nous sommes intervenus à la fin de la cérémonie, sans troubler à aucun moment la tranquillité publique. On va donc nous intimider. C’est apparemment une question de temps, de conciliabules échangés à voix haute. Successivement, on nous trimbale dans plusieurs bureaux. Des mots fusent : « dossiers », « vérification », « rapport ». Soudain, j’ai peur. Nicole n’est pas plus rassurée. C’est la première fois que nos opinions nous mènent dans un poste de police. Pourtant, nous restons calmes.
— « Pourquoi avez-vous fait ça ? »
— « Pour informer, essentiellement. »
— « Mais tout le monde la connaît votre histoire ! »
— « Permettez-moi d’en douter. Et puis, je ne vois pas au nom de quoi la persécution des homosexuels devrait-elle être passée sous silence. »
— « D’accord. Mais vous auriez pu choisir un autre jour. Aujourd’hui, vous choquez les pauvres gens qui sont là… »
— « Demandez-le leur ! »
L’interrogatoire est resté courtois. Un autre policier, qui nous regardait depuis un moment, s’énerve subitement… Nous dit que nous devrions avoir honte. Honte ? Honte de plaider pour la justice, alors que la racaille fasciste relève la tête, falsifiant l’Histoire, exploitant à des fins électorales le fonds de commerce des héritiers de Drumont et de Barrès ? J’essaie, en détachant bien les mots, d’enfoncer quelques idées simples. « Vous ne savez pas de quoi vous parlez. Vous n’étiez même pas né à l’époque… » Un demi-siècle de recherches historiques s’effondre en un instant, des millénaires de bêtise et d’aveuglement affluent. Je me tais.
Vérification d’identité. L’énoncé de nos professions plonge notre policier dans la plus grande perplexité. Comment diable un médecin et un professeur ont-ils pu se commettre à soutenir des idées aussi hétérodoxes ? Allez, nous dit-on, et ne recommencez plus.
Nous sortons, moral en berne, et nous nous éloignons lentement, sur cette petite place inondée de soleil. Les 500 000 homosexuels martyrisés nous font cortège. Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’on se souviendra d’eux. Si, peut-être, ce soir, à la synagogue où un jeune rabbin évoquera leur souvenir. Et je ne pense pas qu’il se préoccupera de savoir, avant de parler, s’ils étaient Juifs.
O.D. (Centre culturel libertaire Benoît-Broutchoux de Lille)