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Rompre la muralha

Parler de La Plaine collectivement

décembre 2018.

Une consigne collective pour parler de La Plaine : des petits textes comme des fragments de ce début de lutte, agencement de différentes vues parcellaires de l’expérience que nous vivons.

Bribe de pensée, anecdotes, récit d’un moment fort, point d’analyse sur quelque chose que nous pourrions ensuite creuser, pense-bête, savoir-faire ramassé durant ces trente jours, petites victoires ou sales défaites… L’idée derrière tout ça, c’est aussi de pouvoir garder traces et mémoire de ce que nous vivons, à chaud, pour voir ce qu’il en reste dans le sillage ces expériences multiples vécues seul.e ou en collectif

Les photos sont de Tomas Gnétik et de Patxi Beltzaiz



Samedi 27 octobre

« Bienheureux les fêlés car ils laisseront passer la lumière » disait Audiard. À La Plaine comme en bien d’autres endroits, des brèches ont été ouvertes et depuis quelques jours la place semble baigner dans une chaude lumière. Certain.es parleront d’illuminé.es, nous nous contenteront d’être lumineuses et lumineux. Ils tenteront de bétonner ces brèches, nous laisseront nos racines trouver les failles pour mieux exploser leur asphalte.

Jeudi 11 octobre

Dernier marché de la plaine, celui qu’on a connu avec ses fripes et ses bons plans.
Ce jour-là les forains ne reviendront pas, leur départ est accompagné des forces de l’ordre. Ces mêmes forces de manière musclée permettent dans la foulée l’installation de palissades en béton pour bloquer les accès de la Place…

Mais nous étions nombreux.ses ce jour-là unis au rythme d’un air connu de tou.te.s : « Touchez pas à la Plaine » !

Le chant comme dynamique fédératrice, non violente nous a permis de tenir au contact des boucliers et des lacrymogènes.

Le chant nous porte en tant que chanteur.se au-delà de la peur, et pour chacun.e il apaise les tensions et nourrit l’énergie de la lutte.

Au cours des 15 premiers jours de résistance et d’occupation, la chanson de la Plaine sera diffusée à quelques centaines de personnes pour que cette arme sensible soit de plus en plus collective.

Chronique personnelle après un mois de lutte de la Plaine

Après un mois, la lutte de la Plaine est un échec. Nous avons perdu notre marché et nous avons perdu nos arbres. La place ressemble désormais à un vaste champ de bataille. Un champ de bataille emmuré. Nous avons perdu le plus important : l’accès à la place. Le cœur névralgique du quartier et celui de la lutte. Si chaque jour est toujours une épreuve pour eux, le chantier continue d’avancer à petits pas. Jusqu’à présent ils parviennent à leurs fins, difficilement mais sûrement. Ils pourraient tenir 3 ans comme ça.

Après un mois, la lutte de la Plaine est un succès. Nous avons poussé les élites marseillaises dans leurs retranchements. Notre combat a largement contribué à montrer leur vrai visage. Celui du mensonge, de l’incompétence et du mépris de classe. Nous avons constitué un mouvement de grand ampleur. Nous avons noué beaucoup de nouveaux de liens et renforcé ceux qui existaient. Nous avons vécu des moments d’euphories lors des courtes victoires, des parenthèses inoubliables de bonheur et de créativité. Nous nous sommes surpris par notre capacité collective à faire bouger les lignes physiques et psychologiques. Nous sommes un mouvement qui perdurera et continuera à produire des étincelles, peut-être des incendies. Nous sommes en train de créer un antécédent important dans l’urbanisme marseillais et dans l’histoire de la lutte de notre ville.

Qu’aurions-nous pu faire de mieux ? Que pourrions-nous faire de mieux ? Le mouvement de la Plaine a une grande qualité : il n’a pas de leader(s) clairement identifié.e(s). Et personne en son sein ne semble aspirer à le devenir. Nul ne peut contester que ce mouvement est naturellement anti-autoritaire : des assemblées publiques où l’on palabre longuement, quelques commissions vaguement identifiées, des groupes affinitaires et une bonne dose d’actions spontanées. Mais est-ce la panacée ? Une lutte en échec partiel, une stratégie quasi-absente malgré la solidité des convictions et de l’argumentaire, une communication interne fastidieuse, beaucoup d’énergie consacrée à savoir si et quand il y aura du monde et pour quelle action, et probablement bon nombre de personnes motivées qui n’ont pas trouvé leur place dans ce collectif organique. Nous ne pouvons pas nous passer de notre spontanéité, nous en crèverions. Mais nous crèverons aussi très sûrement si nous n’arrivons pas à rendre plus efficiente notre énergie débordante.

J’ai quelques vagues propositions en tête. Nous avons besoin de mieux animer et réguler le déroulé des assemblées, de clarifier et de fluidifier les commissions et les canaux de communication, de fixer un cap commun qui aille bien au-delà de la prochaine action ou manif. Et nous avons besoin d’avancer ensemble sur des questions qui reviennent tout le temps en filigrane des discussions : à quoi pouvons-nous bien espérer parvenir si toute action pouvant être perçue comme « violente » est systématiquement rejetée en tant que tactique collective ? à quoi pouvons-nous bien espérer parvenir sans action illégale de masse ? J’ai envie de citer Gaspard d’Allens dans son récent article dans Reporterre : « Un jour, peut-être, nous arrêterons de fredonner des complaintes victimaires, de jouer à l’“innocentisme”. Nous accepterons la guerre des mondes. Nous prendrons simplement actes collectivement et nous nous organiserons en conséquence. »

Nous avons tous plein de questions et de propositions en tête. Mais notre tête est noyée dans la lutte. Nous vivons Plaine, nous rêvons Plaine. Les assemblées quasi-quotidiennes sont denses et éprouvantes. Nous avons vécu un mois de réaction urgente en continue.

Le futur nous offrira sûrement des espace-temps de respiration pour mieux nous organiser. Merci à ceux qui parviendront à porter et à faire vivre ce fardeau qu’est l’organisation d’un mouvement sans hiérarchie.

Repolitiser l’espace par le conflit

Nous sommes beaucoup à espérer, à la Plaine, que le conflit présent au cœur de notre quartier depuis plusieurs semaines mène à un arrêt des travaux, et à une réelle concertation pour une rénovation rationnelle de la place Jean Jaurès, beaucoup moins coûteuse et en adéquation avec l’existant. Pour autant, il y a également une manière de voir cette situation conflictuelle quasiment comme une fin en soi ; que cela débouche sur l’arrêt des travaux ou pas, avoir fait émerger ce conflit dans l’espace public, de manière concrète et visible, et l’entretenir comme on le fait, est un objectif qu’il semble déjà bon d’avoir atteint. Voyons pourquoi.

La gentrification, l’embourgeoisement des quartiers populaires, s’accompagne presque mécaniquement d’une neutralisation politique de l’espace public. Elle est à la ville ce que plus généralement le consumérisme est à la production capitaliste des marchandises : un moyen de camoufler la violence inhérente à ce système en en lissant les conflictualités de classes sous-jacentes ; c’est-à-dire, empêcher de penser la production capitaliste de la ville comme l’expression de la violence d’une classe sociale sur une autre, et y substituer une représentation lissée où tout semble aller pour le mieux, où tout le monde a été concerté, où tout le monde est heureux car « libre » de consommer la ville à sa guise. Cette vision consumériste de la ville a comme corollaire un espace publique débarrassé de tout aspect politique et dans le même temps, pour les habitant-e-s, l’impossibilité de penser leur ville autrement, hors du capitalisme.

Le conflit qu’on a amené et qu’on a entretenu sur la Plaine a pris plusieurs formes : le recours démesuré à la force policière dès le premier jour de chantier ; la pose de barrières qui sont vite tombées, d’un mur qui lui aussi a été attaqué à plusieurs endroits ; régulièrement, les tentatives de blocage du chantier et l’escorte policière des ouvriers et des machines ; etc. Tout cela pourrait sembler vain face à des dirigeant-e-s et des investisseurs qui ont la force de leur côté, et absolument aucun intérêt à ce que ce chantier s’arrête. Mais si le capitalisme se caractérise aujourd’hui, comme on l’a remarqué, par un lissage des conflictualités qui le prémunie contre toute remise en question profonde, alors, ramener du conflit dans l’espace public est déjà une fin en soi, en ce que ça redonne à ce dernier une dimension politique qui lui avait été confisquée par le pouvoir. C’est aussi, par ces actes d’opposition concrets, une manière, finalement, de se le réapproprier en tant qu’espace d’existence politique.

Violence. Violences

Bruit des tronçonneuses. Arbres qui tombent du haut de leurs 50 ans. Nuages de gaz lacrymogènes. Coups sourds des matraques. Sourires narquois, fiers et méprisants des f« orces de l’ordre ». Entre 12 et 18 fourgons de CRS venus de Paris et Lyon. Mitraillettes en bandouillère. Bruit des bottes. Charges. Os cassés. Hôpital. Arrestations. Gardes à vue, prolongées. Qui jette un œuf jette un bœuf. Juge qui déblatère, monologue, radote, infantilise, casse les oreilles, use le mental. Sentences de sursis. Certificats d’ITT des BACeux et BACeuses. Dommages et intérêts pour les policiers victimes de leurs courbatures et de leurs attaques.

Travaux ni réglementés ni réglementaire. Ni sécurisé ni sécuritaire. Passage en force. Ouvriers manutentionnaires otages d’un chantier haït et haïssable. Projet ni concerté ni désiré. « Requalification » contre « rénovation ». Chasser les pauvres du centre-ville. Il y en a encore bien trop au cœur de Marseille. Tuer le quartier de la Plaine. Faire mourir les commerces, les artisanats. Virer 300 forains et foraines. Tuer les usages alternatifs et marginaux. Évacuer les familles populaires. Déplacer les pauvres en périphérie. Massacrer les arbres. Détruire. Casser. Couper. Arracher. Briser. Cœurs brisés.

Résistances. Existence

Avoir su, je serais montée dans les arbres, avant que ce soit , pour en empêcher leur mort. Nombreuses et nombreux celles et ceux qui joignent les hauteurs. Alliées et alliés qui se rejoignent, se regroupent, se soudent, se banderolisent, crient, chantent, hurlent. Les heures passent. La pluie tombe. Chaque jour. Le ciel aussi est triste. Chaque jour, aux aurores, des personnes veillent, appellent, relaient, alertent, s’ajoutent, s’allient. Et on continue de grimper, de toiser ces CRS monotones qui se grattent la matraque. Et on les moque, les harcèle, on se défoule comme on peut. Une fois, tard, par le feu.

Actions. Réactions. Occupation

Expérimentations populaires et collectives. Occupation de la Place en passe de devenir chantier. Pas encore. Pas tout de suite. Besoin de vivre. De lutter. D’être. De collectif.« À qui la Plaine ? À toutes et tous ! ». Usages plus multiples que jamais. Assemblées quotidiennes grandissantes, vivantes, chiantes, enrichissantes. Histoire commune qui se construit. Chacun et chacune apprend des autres, on tisse ensemble. On se non-mixte aussi. Ça cuisine, ça barbecue. Ça suffit les merguez, il y a trop de végétariens et de végétariennes ici. Alors, on fait de la salade niçoise. Sans thon. Ah oui ? Oui. Compris. On tient les feux de joies et de peines jusque tard dans la nuit. Ça boit, ça fume. Ou pas. Ça dort dans les arbres. Dormir tard, ou pas du tout, pour se lever très tôt, pour être là avant les destructeurs de vie. Café et sourires du matin, tout va bien. Tout va bien aller. Nettoyage collectif, crêpes, bibliothèque, rencontres, jardinage collectif au pied des arbres tués, constructions de jardinières avec les pavés, montage d’un skate-park, matchs de foot sur le terrain peint au sol, fanfare, roue cyr, balades, concerts, ateliers, discussions, construction d’une agora, arrivée et montage du Gourbi nº8 venu de Notre-Dame-des-Landes. Ah, c’était vraiment un magnifique week-end sur la Plaine. Un songe.

Mensonge. Le leur. Une aberration. Celle du pognon. Aarrrg. Vomi. Dégoût. Haine. Destruction à 4 h 30 du matin sous les lampes torches des crs pour que les ouvriers puissent tronçonner sans vergogne ledit Gourbi, l’agora, les bancs, les tables. Créations et constructions collectives. Parties en moignons. Et les (ir)responsables de tout ça, abjects, vils, cupides, édiles, manipulateurs n’en restent pas là.

Mur. Murmures

Défilés de camions remplis de béton. 3 jours. Plus de 300 pans de béton en forme de L. 2,5 m de haut. 400.000 euros. Ceinture de béton. Violence symbolique et on ne peut plus concrète, solide. Horizon gris. Bruits des bottes encore. Choc des blocs. Notre Place est emprisonnée et kidnappée. Les rues deviennent des couloirs. Cachés de la vue et du su, les arbres pourront être massacrés, faussement transplantés, coupés. Comme les habitantes et habitants, oui, avons les jambes sciées, le cœur brisé, la boule au ventre, le gaz en travers de la gorge. Mais aussi la détermination rageuse qui gronde…

Et tout ça, c’était avant les morts et les mortes, les disparus et disparues de Noailles.
Marseille, Marseille, soulève-toi ?

Le marché me manque. À deux minutes de chez moi.

Maintenant, où je vais acheter mes mi-bas, mes culottes, mes casseroles, mes verres à bas prix ?

Je déambulais, jouant parfois des coudes, fouinant, fouillant, au milieu de cette foule compacte et bariolée.

Je rêve que le marché revienne. Car, comme me l’a dit un forain : « C’est l’âme de la Plaine »

02 novembre

Ce soir ils s’endormiront en sachant que leurs murs ne tiennent pas en place.

Et que la place ne sera pas tenue par leurs murs.

Ils se rappelleront qu’avec l’automne, les feuilles et les murs tombent.

Et que désormais leur chantier peut être ouvert aux quatre vents.

Ils se souviendront que l’oracle leur avait dit que ce projet n’aurait pas lieu.

Et qu’à la Plaine se fait une place commune qui n’a rien d’un lieu commun.

Désormais à Marseille il se murmure que la Plaine c’est quand même un quartier en place.

Et que les multiples brèches ouvertes sur ce plateau peuvent désormais lézardées d’autres quartiers.

Des habitants et des usagers de la Plaine


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