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Sébastien Basson

une part de la mémoire ouvrière stéphanoise (1925-2007)
Le jeudi 10 juillet 2008.

« Je suis un anarchiste qui aime bien traverser dans les passages cloutés pour éviter d’avoir affaire avec les flics », disait souvent Sébastien Basson en souriant malicieusement à ceux qui débarquaient tout feu tout flamme dans le mouvement libertaire. C’était une façon de rappeler que l’action militante devait être intelligemment menée, et que les coups de main spectaculaires pouvaient parfois apporter plus d’embêtements que d’avantages si la répression décimait les forces. Bien sûr, cette position en échaudait quelques-uns mais, pour Sébastien, l’action ouvrière et collective devait être l’axe du combat émancipateur. Il savait de quoi il parlait puisqu’il a suivi, de près ou de loin, toutes les luttes sociales de la région stéphanoise.

Son lieu d’enfance en est d’ailleurs le symbole : la Béraudière, une ferme sur un plateau venteux à équidistance des mines de charbon de l’Ondaine, de Saint-Étienne et de Roche-la-Molière, juste au-dessus du Brûlé, là où se déroula en 1869 la fameuse fusillade contre des mineurs grévistes romancée par Zola. Ce triangle improbable de campagne en pleine agglomération industrielle rappelle les origines paysannes d’une grande partie du prolétariat stéphanois, et les contradictions entre plusieurs mondes sociaux [1].

Une enfance au sein du militantisme ouvrier

Sébastien y naît en août 1925, car ses grands-parents y tiennent une ferme. Sa mère est modiste. Son père, Jean Basson, est mineur, militant cégétiste et communiste actif, au grand dam de sa famille paysanne, conservatrice et religieuse. Membre de la CGT-U puis de la CGT-SR, il adhère en 1936 à la CGT réunifiée, militant dans la tendance de La Voix syndicaliste [2]. Dans la région stéphanoise, « l’influence de cette tendance est assez importante chez les mineurs, dans le syndicat des instituteurs, dans le bâtiment, chez les métallos du Chambon-Feugerolles (pays d’un métallo anarchiste nommé… Benoît Frachon !). Ces militants […] étaient en relation avec Simone Weil, alors professeur de philosophie au lycée du Puy-en-Velay, en Haute-Loire, et qui venait passer ses week-ends à Saint-Étienne, participant parfois à des manifestations ouvrières » [3].

Jean Basson est licencié à l’issue des grandes grèves de 1948. C’est dans son sillage que Sébastien fréquente les milieux syndicalistes et communistes. Son père l’emmène souvent, adolescent, à la Bourse du Travail. Juste avant la guerre et juste après, Sébastien travaille dans les journaux stéphanois du parti communiste, l’hebdomadaire le Cri du Peuple puis Le Patriote, fondé en 1944 par des résistants communistes. La rupture avec les communistes intervient en 1956, lors des événements de Hongrie. Elle est forte, Sébastien est ulcéré.

Il est probable qu’il se soit déjà interrogé auparavant sur le PCF car, du côté maternel, deux de ses oncles, les Garnier, étaient des militants anarchistes et des lecteurs du Libertaire. « Souvent présent dans les salles de la Fédération des mineurs, à la Bourse du Travail [de Saint-Étienne], j’ai pu me rendre compte de la haine qui dressait, parfois avec violence, les réformistes et les anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires contre les staliniens. Cette animosité, cette tension permanente pourrait peut-être expliquer, au moins en partie, l’attitude de certains militants dans les années qui suivirent », écrira-t-il plus tard [4].

Mais Sébastien ne va pas plus loin à l’époque. C’est, semble-t-il, en réaction vis-à-vis des militants ouvriers anti-staliniens, notamment du côté de La Voix syndicaliste ou de La Révolution prolétarienne, qui, au nom de l’anti-stalinisme, s’étaient plus ou moins ralliés à René Belin (1898-1977), le numéro deux de la CGT dans les années 1930 qui finit ministre du Travail sous Pétain [5]. Le Parti communiste apparaît comme moins compromis à l’issue de Vichy et de la guerre. Et parce que certains anarchistes du coin ne plaisent guère à Sébastien, comme Marcel Renoulet (né en 1920). Cet individualiste, ami du Paul Rassinier « révisionniste », est membre de l’Alliance ouvrière anarchiste, une scission de la FA en 1956 considérant que la lutte des classes « est à présent dépassée », et animateur de la revue L’Homme libre (1960-2007) qui mélange références anarchistes et pétainistes [6]. Plus tard, Sébastien rappellera à de jeunes militants hexagonaux un peu amnésiques ou superficiels que Renoulet appartenait pendant la guerre à une organisation pétainiste et que « introduit dans le milieu libertaire local, il a contribué à démolir la FA à Saint-Étienne. Sous son influence, l’ex-groupe Sébastien-Faure a quitté la Fédération dans le courant des années 1950 » [7]

Sébastien n’avait pas de bons souvenirs de cette période de la guerre et de Vichy qui décrédibilisait en lui l’idéal qu’il avait de la classe ouvrière, objectivement porteuse d’émancipation mais subjectivement faillible… Et il s’opposait farouchement à ceux qui comparaient les deux énormes foules rassemblées place de l’Hôtel-de-Ville à Saint-Étienne, pour accueillir d’abord Pétain, venu présenter la « Charte du Travail » pilotée par Belin, le 1er mars 1941, puis De Gaulle après la Libération, et qui se demandaient si elles n’étaient pas composées des mêmes personnes.

L’après-guerre et le tournant des événements de Hongrie

Après sa défection du Patriote et grâce à son bagage obtenu dans un lycée professionnel de mécanique et d’électricité, Sébastien trouve du travail aux Bennes Marrel, d’où il est rapidement licencié quand son parcours militant est connu. Puis il entre à Creusot-Loire où il s’occupe des fours, dans l’usine du Marais, celle dont on voyait les fumées les jours de match juste derrière le stade Geoffroy-Guichard. C’est là qu’il traverse Mai 68, avec occupation de l’usine, épisode qu’il raconte non sans humour, l’un des rares écrits où il consent à parler de lui, ô combien modestement, comme l’étaient non seulement son caractère mais aussi son éthique militante [8].

Autour de cette période, il rejoint Lutte ouvrière, mais un désaccord survient avec cette organisation sur la question de la Révolution espagnole. Il fréquente alors les anarchistes, à une période où le mouvement libertaire traverse une crise sur la région stéphanoise. Il participe à la création du groupe Nestor-Makhno à la fin des années 1970, groupe qui existe toujours. C’est ainsi qu’est récupérée, et sauvée, la salle 15 bis de la Bourse du Travail de Saint-Étienne, lieu de réunion des anarchistes et des anarcho-syndicalistes de la région, dont Sébastien aimait rappeler que c’était la dernière salle rescapée des nombreuses pièces que la CGT-SR avait détenues à la Bourse du Travail avant de se les faire ravir par Force Ouvrière [9]. Outre le groupe Nestor-Makhno de la Fédération anarchiste, elle abrite actuellement la CNT stéphanoise reconstituée au milieu des années 1990.

Avec le groupe Makhno et les contacts qu’il garde au sein de la CGT, Sébastien poursuit son combat militant, car, disait-il, comme le rappelle sa compagne Odette, « si on peut faire changer quelque chose… » Très hostile au nationalisme et au cléricalisme, il se méfie des modes qui traversent le monde militant, comme l’autogestion à la sauce Edmond Maire, le syndicalisme à la Lech Walesa ou les luttes de libération nationale… La prétention des politiciens le faisait ricaner. Il participe à l’émission de radio « Rouge & Noir, tribune libertaire » sur les ondes associatives de Radio-Dio (89,5 MHz).

Son terrain d’action privilégié est celui du monde du travail. À ceux qui pouvaient le qualifier d’« ouvriérisme », ou qui prétendaient que la « classe ouvrière avait disparu », Sébastien haussait gentiment les épaules, comme si lui, ses proches, sa famille, ses amis, son quartier — Solaure, l’un des principaux bastions ouvrier et militant de la région stéphanoise, bref comme si tous « ceux qui ne mangeaient pas de la viande tous les jours », ainsi qu’il le répétait, n’existaient pas. Il défen-dait le matérialisme au sens strictement philosophique du terme, en rappelant de façon salutaire qu’il ne fallait pas le confondre avec l’attrait pour les biens matériels. Il avait aussi de la réticence pour l’humanisme, une notion trop imprégnée de bourgeoisie selon lui, et, pour cela, il ne goûtait guère l’humanisme libertaire d’un Gaston Leval.

Il est vrai que cet « ouvriérisme » le mettait en décalage avec des militants plus jeunes ou avec des personnes aux pôles d’intérêt autres (le féminisme, l’écologie, les expérimentations alternatives…). Mais Sébastien avait cette qualité énorme, rare malheureusement, il n’était pas intolérant ou, plus exactement, il était bienveillant : non qu’il acceptât tout et n’importe quoi, surtout pas l’injustice ou la misère, mais parce qu’il respectait les choix différents des camarades et compagnons. Il n’entravait pas leur action. Il respectait la liberté individuelle et collective. De ce point de vue, les déclamations ou les motions enflammées pour lesquelles certains bataillaient ferme dans les congrès anarchistes le laissaient de marbre car derrière leur inanité récurrente, souvent, se cachaient des enjeux de pouvoir qu’il détestait par-dessus tout : on peut même dire que, en anarchiste profond, il ne les comprenait pas.

Son action dans la Fédération anarchiste

C’est comme cela qu’il se positionne dans le mouvement libertaire et la Fédération anarchiste, à laquelle il adhère dès que l’un de ses congrès reconnaît le principe de la lutte des classes, à la fin des années 1970. En dynamique de groupe organisationnelle, ce n’était pas forcément très porteur, d’autant qu’il était d’une lucidité à la limite du pessimisme, mais à la limite seulement. Ainsi, il écrivait en juin 1985 : « Comme nous ne pouvons nous livrer à une agitation tous azimuts il nous faut choisir, ou plutôt saisir les occasions qui sont le plus favorables à notre intervention. L’autre écueil à notre développement, c’est que nous avons parfois affaire à des gens pour qui l’anarchisme est plus une attitude qu’une ferme conviction idéologique. Nous avons à accomplir un travail d’explication, de formation. Mais il est d’une grande importance qu’en dehors de l’activité du groupe lui-même, chaque militant s’investisse dans les organisations de masse, en premier lieu dans les syndicats, les organisations de quartier. » [10] Ou encore : « Le communisme libertaire deviendra-t-il un jour une réalité ? Pour les anarchistes, il n’existe aucune "mission", aucune "nécessité" historique et la construction d’un inonde nouveau sera une oeuvre volontaire. Nous n’avons donc pas l’absolue certitude de voir notre projet aboutir, ce qui n’empêche pas de lutter. » [11]

Sébastien préférait apporter ses petites touches au sein de la FA et, surtout, ses textes. Car il avait la passion de la lecture et de l’écriture, comme en témoignent ses nombreux articles parus dans le Monde libertaire. L’une de ses grandes tristesses fut de ne plus pouvoir écrire à cause des maladies qui le frappèrent durement il y a une demi-douzaine d’années.

Ses écrits sont essentiellement consacrés à des problématiques sociales ou politiques concernant la vie quotidienne des travailleurs : les conditions de labeur, de vie, de salaire, la défense de la Sécurité sociale, l’histoire ouvrière. Il avait bien sûr lu les principaux textes du socialisme et de l’anarchisme, avec une préférence pour Malatesta, Bakounine et Sébastien Faure, mais il se méfiait des théories trop élaborées, trop loin de la vie du peuple.

Sa silhouette un peu trapue, voûtée par des années de labeur, avec la casquette vissée sur ses cheveux blancs comme neige, et son pardessus gris sont familiers aux anarchistes de l’Hexagone et à tous les militants de la région stéphanoise. Il était « cool », le compagnon Sébastien, comme le disait une militante connue de la FA et de Bonaventure. Nous ne le verrons plus dans les luttes et les manifs depuis le 30 juin 2007, mais sa bonhomie, qui s’accordait si bien à la gentillesse extrême de sa compagne Odette, vers qui vont nos pensées, et qui lui attirait le respect sinon la sympathie d’un très grand nombre, sera toujours là.

Philippe Pelletier


[1Pour la période antérieure, cf : Colson Daniel (1986) : Anarcho-syndicalisme et communisme, Saint-Étienne 1920-1925. Saint-Étienne/Lyon, Centre d’Études foréziennes, Atelier de création libertaire, 226 p.

[2Le journal éponyme de cette tendance tire 8 000 exemplaires avant la guerre. Quant à la CGT-U, elle dent son premier congrès à Saint-Étienne en 1922, preuve de l’importance des courants communistes, syndicalistes-révolutionnaires et anarchistes dans la région stéphanoise face aux réformistes.

[3Lettre de Sébastien Basson du 19 janvier 1994. Benoît Frachon (1893-1975) adhère au PCF dès la création de celui-ci en 1920, puis devient un haut dirigeant tant communiste que cégétiste.

[4Sébastien Basson, texte manuscrit du 10 octobre 1992.

[5Après la guerre, la région stéphanoise est le troisième lieu important d’implantation en France de La Révolution prolétarienne après Paris et la région parisienne. C’est Pierre Arnaud, proche des anarcho-syndicalistes, animateur au sein de la CGT-R de La Voix syndicaliste et secrétaire de la Fédération régionale des mineurs, qui, conservant son poste sous Vichy et appliquant les ordres du préfet, oblige en 1942-1943 Jean Basson à quitter le secrétariat des mineurs de Saint-Étienne. « Mon père fut ensuite arrêté à plusieurs reprises (dont une fois pour être livré comme otage aux Allemands). Il s’étonnait que des militants connus comme Arnaud, Seigne, Méallier, Thévenon, puissent poursuivre tranquillement leurs activités », Sébastien Basson, texte manuscrit du 10 octobre 1992.

[6Cf. Ariane (1995) : « L’anarchisme est-il soluble dans l’extrême-droite ? » L’Affranchi, nº 10, printemps. direct.perso.ch/aff1002.html

[7Texte du 27 janvier 1994 paru dans le bulletin intérieur de la FA. Rappelons que Sébastien Faure (1858-1942) , orateur et propagandiste anarchiste célèbre, est né et a vécu à Saint-Étienne. Il est probable que Sébastien Basson en a hérité du prénom.

[8Basson Sébastien (1989) : « Creusot-Loire en lutte », Le mouvement de Floréal, An 176, Mai 68 par eux-mêmes, Paris, Éditions du Monde libertaire, 242 p., p. 73-83.

[9À Saint-Étienne, Force Ouvrière a largement été fondé par des rescapés du syndicalisme toléré par Vichy, dont des membres de La Voix ouvrière ou de la RP Ambiance, ambiance.

[10Lettre du 12 juin 1985.

[11Basson Sébastien (1987) : « Travail au noir ». La Cannibale, revue anarchiste, culturelle, mordante, 1, p. 74-79, p. 79.