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Contraception et avortement

Amour… anarchie, ou l’avortement à travers la chanson

Le jeudi 24 janvier 1991.

L’avortement vanté par la chanson anarchiste, voilà une chose qui peut nous sembler originale aujourd’hui. Naguère, la chanson était pourtant un bon moyen pour propager une idée. Ce moyen, les libertaires en ont usé avec abondance, comme nous l’explique dans ce nouveau volet sur la contraception et l’avortement notre compagnon Gaetano Manfredonia.



Moyen de communication et de propagande de choix, la chanson anarchiste émaille tous les moments de la vie militante de la Belle époque. Entonnée à la va-vite lors des apparitions publiques, elle est immanquablement présente lors des multiples soirées familiales, punchs ou « vins d’honneur » que périodique-ment les compagnons organisent au quatre coins du pays.

Comment s’étonner alors de l’incroyable foisonnement de cette forme de propagande ? Convaincus de ses vertus pédagogiques, les militants de la fin du siècle se font un devoir d’enrichir inlassablement leur répertoire de compositions nouvelles. Mêlant le pire et le meilleur, ces chansons, pour la plupart « à thème » couvraient à peu près tous les différents aspects de la propagande libertaire et, parmi celles-ci, la propagande néo-malthusienne occupe une place de tout premier plan. Ainsi le catalogue de La Chanson du peuple, la maison d’édition fondée en 1912 sous les auspices du journal La Guerre sociale, ne cite pas moins qu’une bonne douzaine de compositions portant sur ce sujet auxquelles il est possible d’en ajouter au moins autant en glanant ici et là dans la presse de l’époque.

Pas un, en tout cas, des principaux chansonniers engagés « fin de siècle » qui n’aie pas dans son répertoire une ou deux chansons contre les repopulateurs, à commencer par les deux figures les plus marquantes de la chanson sociale française : Pottier et Clément. Au premier, véritable initiateur, nous devons dès le Second empire Une Grève des femmes [1] envisagée comme un moyen pour lutter contre la guerre ; quant à Clément, venu au malthusianisme sur le tard, il nous a laissé Ne me fait plus d’enfant, un classique du genre [2].

Monthéus, lui-même, opportuniste comme toujours, chantera lui aussi une Grève des mères aux accents humanistes et pacifistes avant de se révéler un des chantres attitrés de la boucherie à venir. Pour l’instant, il conseille : « Refuse de peupler la terre/Arrête ta fécondité/Déclare la grève des mères/Aux bourreaux crie ta volonté/Défends ta chair, défend ton sang/À bas la guerre et les tyrans » [3]. Parmi les compagnons de route du mouvement libertaire de l’époque, Léon de Bercy mérite une mention particulière. Ami du couple Humbert, il fut l’auteur prolixe d’une quinzaine de chansons au moins stigmatisant les « lapinistes », et que Génération consciente publiera régulièrement dans ses colonnes.

Amour, abondance et santé… conditions nécessaires à l’enfantement

Paul Robin, lui-même, l’initiateur et le principal animateur du mouvement néo-malthusien, écrira une poésie intitulée Bonne naissance où il réaffirme son attachement à la « liberté de la maternité ».

Ce foisonnement de compositions favorables à la limitation des naissances ne doit pas cependant nous induire en erreur sur la portée réelle de ce mouvement dont les arguments idéologiques avancés restent toujours passablement confus.

Derrière la multitude des prises de position se cachent ainsi des motivations parfois fort éloignées les unes des autres, pouvant aller de l’antimilitarisme à la lutte contre le paupérisme ! À cela, il faut aussi ajouter l’existence d’une dimension ouvertement eugéniste qui aujourd’hui peut paraître choquante.

Robin, par exemple, posait comme condition nécessaire à l’enfantement après l’« amour » et I’« abondance », celle de la « santé » : « Dernier mot vos santés robustes/Vous laissent-elles sans soucis/Sur celles de vos futurs fils » [4].

De son côté, Léon de Bercy, dans une de ses chansons les plus connues, Ventre de Gueux, présente la condition de vie misérable menée par un individu « issu d’un sexe dépravé » : « Le ventre en l’air au nez du monde/Issu d’un sexe dépravé/Je fus, un jour, en plein pavé/Par dame nature bavé/Comme quelque choses d’immonde » [5].

Les « dérives » de ce type de discours sont évidentes ; c’est toutefois seulement en se plaçant du point de vue de l’émancipation féminine que la propagande néo-malthusienne prend — il nous semble —toute sa véritable signification.

Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si dans le catalogue de La chanson du peuple, déjà cité, ces compositions anti-repopulatrices sont classées avec celles qui s’adressent aux femmes ou parlent de l’« amour libre », car c’est bien ainsi qu’elles sont perçues par les militants. Et c’est donc tout naturellement que L’Affranchie du Père-la-Purge affirmant : « Des préjugés bravant la crainte, / je dis : amour et liberté » [6] côtoie Procréation consciente de Charles d’Auvray conseillant : « L’amour est un jeu dangereux/Les risques sont nombreux/Je n’exagère/Au nom de l’amour maternel/N’accomplis pas l’acte charnel/À la légère » [7].

La propagande néo-malthusienne possède une dimension individualiste indiscutable car, au-delà des vertus sociales mirifiques dont la parent ses théoriciens, elle connaît un succès important tout d’abord en tant qu’affirmation de la part des individus (hommes ou femmes) de la volonté de se réapproprier leur corps et leur destinée.

Certes, en dehors des cercles féministes, ce type d’arguments est avancé rarement et se trouve écarté au profit d’une approche d’avantage « hygiéniste » ou « scientifique ». Mais le caractère « individuel » de cette propagande ne peut pas être sérieusement contesté et c’est d’ailleurs chez les militants individualistes que le droit à l’avortement se trouve reconnu comme étant une des conséquences directes de celui de la libre maternité. Témoin Lanoff, le chansonnier individualiste ami de Lorulot et défenseur des « bandits tragiques » à qui nous devons plusieurs pièces dont Maternité et Le droit à l’avortement dans lesquelles il se prononce sans détour (chose quasiment unique à l’époque), et en dépit des risques de la loi, pour que l’on accorde aux femmes la liberté la plus complète de disposer de leur corps.

Gaetano Manfredonia


[1In Le Père Peinard, 19-26 février 1900.

[2In Regénération, nº 23, avril 1903.

[3La Grève des mères (collection privée).

[4Bonne naissance, in Regénération, nº 30, novembre 1903.

[5Ventre de gueux, in Le Libertaire, nº 40, 2-9 septembre 1900.

[6Paris. 1906.

[7Coll. privée.