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L’armée

rempart de la bourgoisie
Le jeudi 25 février 1993.

Vieille rengaine diront certains ! Et pourtant, ô combien d’actualité : l’armée, ça tue, ça pue et ça pollue. Ça viole aussi, parfois en masse et sur ordre, comme dans l’ex-Yougoslavie. C’est pourquoi, quand des objecteurs de conscience se réveillent pour une action de désertion collective (six jours, du 19 au 26 février), nous ne pouvons qu’applaudir des deux mains.

La critique de l’institution militaire menée par les anarchistes est de plusieurs ordres. Tout d’abord, il est clair pour nous que l’armée est l’une des expressions les plus brutales de l’oppression de l’État sur l’individu. Qu’elle n’est jamais que l’outil des classes dirigeantes pour satisfaire leur avidité de pouvoir et de richesse tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières, quand elle ne décide pas elle-même de satisfaire ses propres intérêts. À ce titre, les anarchistes n’ont pas été dupes des prétendues « armées populaires » censées défendre la cause des opprimés. Elles n’ont jamais servi qu’à défendre les intérêts des dirigeants de l’État « populaire », du Parti, réalisant en actes l’essence même de la dictature du prolétariat, à savoir la dictature sur le prolétariat. Des anarchistes (« des », car certains sont pacifistes intégraux) défendent, quant à eux, dans le cadre d’un processus révolutionnaire qui pousserait à un affrontement violent avec l’État ou des factions réactionnaires, voire fascistes (le cas de l’Espagne 1936, par exemple), l’idée du peuple en armes, jamais l’idée d’une armée du peuple, d’une armée quelle qu’elle soit ! Mener des guerres dans lesquelles l’individu a toujours tout à perdre, écraser les grèves, pourchasser les mouvements d’opposition intérieure, voilà quels ont toujours été les rôles des armées comme des polices. L’armée et la police : les deux principaux piliers de l’autorité et de l’Ordre. C’est aussi pourquoi l’État… les États réagissent toujours aussi vivement aux attaques dont l’armée est l’objet. Actuellement, 500 prisonniers d’opinion, dans un « État de droit », la « patrie des droits de l’homme » comme nos dirigeants l’appellent, 500 insoumis en France emprisonnés pour avoir refusé leurs services à l’État et remis en cause l’institution militaire !

L’armée, c’est également la mise au pas de toute la société au service de ses intérêts. Le complexe militaro-industriel est une réalité qui conditionne la vie économique. La France s’enorgueillissait encore dernièrement d’avoir sauvé son industrie de guerre (pardon… d’armement, mais c’est la même chose) en vendant 476 chars aux émirats du golfe Persique. Jusqu’à Dominique Voynet, des Verts, qui s’inclinait devant ces ventes d’engins de mort parce que cela permettait de sauver quelques emplois. Comme quoi, l’appétit du pouvoir fait perdre jusqu’à ses principes élémentaires à un mouve-ment issu des luttes écologiques, anti-nucléaires et pacifistes des années 70. Eh ! C’est que si l’on veut un petit strapontin au gouvernement, il faut apprendre dès maintenant à composer avec les généraux et les marchands (qui sont bien souvent aussi les mêmes personnes) ! Mais fallait-il attendre autre chose d’un parti englué au plus haut point dans le jeu politicien et électoraliste ?

Pourtant, ces fameuses ventes d’armes, cette industrie d’armement, il est de notoriété publique qu’elles coûtent plus cher à l’État qu’elles ne rapportent, que ces fameuses exportations ne se font que grâce à un fonds de soutien étatique à l’exportation, qu’à coup de bakchichs accordés aux destinataires des armes et leurs intermédiaires. À preuve, la fameuse vente de Mirage 2000 à Taiwan qui ne s’est faite que parce que le ministère de la Défense a décidé in extremis, au plus grand profit de Dassault, d’en commander lui-même pour l’armée française (gagnant ainsi la confiance du client). On sait que le budget de l’État français assume les pertes tandis que les industriels empochent les bénéfices. On sait aussi que le coût de l’armement a entraîné un endettement monstrueux de pays du tiers monde qui disposent maintenant d’armées rutilantes tandis que les populations crèvent de faim. On sait que l’industrie d’armement est un poids pour l’économie qu’elle dévore capitaux et cerveaux, qu’elle est un frein au développement, même dans les pays occidentaux développés. Mais l’État, la hiérarchie militaire et les milieux industriels et financiers ont tellement d’intérêts communs que même la plus simple logique de rentabilité leur échappent.

L’État français, troisième vendeur d’armes au monde, permet ainsi également à la plupart des foyers de guerre de perdurer et à d’autres de se créer. Qu’un Kouchner vienne
encore nous parler d’aide humanitaire après les derniers contrats dont le gouvernement est si fier… Qu’on ne parle pas non plus de l’embargo sur l’ex-Yougoslavie ! Qui ignore encore que les trafics d’armes n’ont jamais aussi bien marché dans la région et que les industries de guerre locales tournent bien !

L’armée, c’est aussi le symbole de ce que les anarchistes abhorrent par dessus tout. La logique de l’autorité et de la hiérarchie poussée jusqu’à l’absurde. Comment pourrions-nous nous y soumettre. L’armée, qui fait de l’individu « un homme, un vrai ». l’armée, symbole et agent du sexisme le plus réactionnaire. L’armée. qui exalte les discours de mort, de haine, d’exclusion, de mépris à l’égard des civils, des femmes, des minorités sexuelles ou ethniques, les discours de soumission à l’autorité, au chef, à l’État, aux églises le plus souvent, à l’Ordre ! L’armée, qui exalte la Patrie, le chauvinisme le plus terre à terre ! Voilà l’instrument d’intégration à la République que nous proposaient des Chevènement et consorts, quand ils ont signé les protocoles Armée-Éducation. Voilà la République ! Voilà l’État ! Les anarchistes ont bien des raisons d’être antimilitaristes !

Ceci d’autant plus quand la guerre et les armées font des ravages partout dans le monde. Pourtant, les anarchistes et les antimilitaristes se sentent bien seuls ! Le mouvement d’opposition au militarisme a bien souffert ces dernières années. C’est pourquoi on ne peut que se réjouir de l’initiative d’une action de désertion collective de six jours prise par le MOC, même si le caractère anti-militariste de l’action n’est pas des plus évidents (cf l’article « La Nuit de la Désertion », p. 2). C’est bien dans ce sens, celui de l’antimilitarisme, que la Fédération anarchiste souhaite voir se diriger cette action.

À l’heure où la Yougoslavie crève sous nos yeux des délires de conquêtes ou de reconquêtes, auxquels s’ajoutent les fantasmes nationalistes, racistes, cléricaux, sexistes et réactionnaires, une telle action de la part des objecteurs de conscience aurait pu également dénoncer les méfaits du militarisme y compris dans l’ex-Yougoslavie. À l’heure de la purification ethnique, des viols systématiques, de la terreur qu’exercent des armées et des milices dans leurs entreprises racistes ; à l’heure où les « intellectuels » se prennent à nouveau de passion pour les « solutions » militaires ; à l’heure où des conflits d’un type analogue font rage dans certaines régions de l’ex-URSS ; à l’heure où au Cambodge, les factions militaires s’affrontent, mais aussi en Ouganda, en Somalie ; à l’heure où l’armée indonésienne répand la terreur au Timor oriental ; à l’heure du nouvel ordre mondial où se multiplient les envois de troupes internationales, de l’ONU et peut-être bientôt d’une armée mondiale que certains appellent de leurs vœux, il est temps pour nous, comme pour d’autres de relancer les actions non seulement contre les délires nationalistes et racistes des apprentis-dictateurs mais aussi contre le militarisme et les horreurs qu’il engendre ! Tant qu’il restera un soldat, il restera la guerre. Voilà un autre classique particulièrement d’actualité !

Bertrand Dekoninck (gr. Louise-Michel - Paris)