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Canal Plus inscrit aux « abonnés absents »

Lettre ouverte à Michel Field

Le jeudi 19 janvier 1995.

L’heure est à la jeunesse L dans les médias. Animateurs jeunes, émissions lookées jeunes, public.jeune… « Ouvrons-la » sur Fun Radio, entre deux pages de pub… Répondons aux questions de Balladur et regardons « nos » réponses à la télé… Débattons pour les « contre » le lendemain des contre les « pour »… Tout cela dans une joyeuse ambiance de cabale et de claque, dans des studios qui ressemblent plus à des arènes qu’à des espaces de débat.

La jeunesse de nos radios et télés prend des allures de courtisane à qui l’on tente de faire avaler, pêle-mêle, musiques prédigérées, fringues griffées branchées, pub matraquées, prêt-à-penser… Et plus, subtilement, quelques valeurs politiques et morales essentielles à la bonne marche du système. Rien de tel que la médiatisation d’un débat placé sous contrôle pour canaliser celui qui risquerait de renverser l’ordre social.

Votre émission, « L’Hebdo », sur Canal Plus ne semble pas échapper à la règle. Pas celle du 7 janvier en tout cas, intitulée Les Jeunes, la politique et la République. Elle aurait pu être intéressante. Au lieu d’interviewer le premier jeune conseiller municipal venu (barriste), on aurait pu y débattre du sens de ces mots : engagement dans la cité, prise en main des problèmes de la société… On aurait pu analyser — et non le déplorer — le refus des hommes politiques et de la politique institutionnelle comme un refus de la délégation de pouvoir. Cela signifie que les jeunes acceptent la chose publique mais pas la médiation de leurs actions dans la société. Débat important si on veut éviter de voir la population sombrer dans la démagogie populiste qui vilipende des hommes politiques corrompus tout en proposant ses hommes providentiels et sa morale de fer. Débat essentiel quand un système politique entier se délite du fait d’une crise économique et sociale perpétuelle et lancinante qui désagrège le tissu social aussi sûrement qu’elle gonfle les portefeuilles d’actions. Difficile, évidemment, de compter sur les représentants et relais des diverses officines de pouvoir pour aborder cette polémique. Des anarchistes n’auraient pas manqué de le faire. Hélas, seuls les premiers étaient invités. Et le « débat » ne fut qu’une tentative d’amalgamer politique et élections, vote et action dans la société.

Pour comble, il revient à un « jeune » — un jeune nazi d’Assas — de vanter le référendum comme méthode de démocratie directe. Il est vrai que ce mode de « démagogie directe » s’avère particulièrement efficace en matière de contrôle social.

Mais vous l’avez dit et répété, Michel Field : « J’invite qui je veux, c’est mon émission ». Et inviter un « nationaliste révolutionnaire », comme il s’est complaisamment défini et comme vous l’avez présenté, inviter également le Front national, version « jeunesse », n’a rien d’innocent et répond à un objectif à mon sens double : premièrement donner un semblant de « représentativité », ainsi que l’indispensable parfum de scandale au débat : deuxièmement, pour ceux nombreux que le bulletin ne titille pas, rappeler sans avoir à le dire qu’il ne faudra surtout pas oublier de voter aux prochaines élections (vous comprenez, la montée de l’extrême droite…).

De même, ce n’est ni un hasard ni un oubli si aucun libertaire ne s’est retrouvé sur le plateau. Trois membres de la Fédération anarchiste y étaient pourtant conviés… jusqu’à la veille où ils ont appris qu’il « n’y [avait] pas de place pour vous sur le plateau… trop de monde… mais si vous voulez, on vous réserve une place dans le public ». J’étais un de ceux-là. Que ce fut un prétexte à notre éviction ou non, ce seul fait illustre avec éclat l’objet de l’émission : réconcilier « les jeunes » avec des institutions en crise.

Alors que les élections passionnent moins que jamais les citoyens, ouvrir l’antenne à un discours cohérent contre le vote et la délégation de pouvoir, un discours qui propose la lutte, la gestion directe et la fédération des luttes ainsi qu’un nouveau modèle social, un tel discours sacrilège pourrait se révéler dangereux pour la cote de popularité des candidats.

Ce n’est pas un hasard si le discours et les actions des anarchistes, aussi faible que soit le mouvement, sont constamment absents des grands médias ou bien consciencieusement pervertis quand ils apparaissent. Nous n’avions pas d’illusion à ce sujet, et cette invitation première à votre émission nous avait surpris. Votre revirement final, nullement. Nous n’avons pas eu accès à votre émission… tant pis, l’impact n’en aurait sans doute pas été bien fort. Mais nous avons toujours nos voix. Et il est des moments où nos cris et les cris de ceux que nous reconnaissons comme nôtre couvrent, dans la rue, les murmures des salons de télés et des isoloirs.

Bertrand Dekoninck (gr. Humeurs Noires de la FA - Lille)