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Quel avenir pour la lutte des sans-papiers ?

Le jeudi 10 octobre 1996.

Pour peu qu’on soit un peu au fait de l’actualité française, on sait que les choses ont changé en France s’agissant de l’immigration. Pas de beaucoup, certes. La politique répressive continue de plus belle, les charters se succèdent maintenant au rythme de 2 à 3 par mois, Le Pen occupe toujours tout l’espace politico-médiatique avec ses diatribes de plus en plus agressives sur « l’inégalité des races ». La droite continue à taper sur les bouc émissaires et le PS rappelle que « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Mais les premiers concernés se rebiffent. Et ça, c’est un changement énorme !

Depuis le printemps, ceux qui étaient condamnés, du fait des lois promulguées par la droite comme par la gauche, à se terrer comme les victimes d’une exploitation clandestine bien juteuse, ceux-là que la quasi-totalité de la classe politique disait vouloir expulser, ces damnés des frontières sortent de l’ombre et crient leur rage et leur désespoir.

Cela a commencé par l’occupation surprise et spontanée de l’église Saint-Ambroise par trois cent sans-papiers, en mars à Paris.

Une coordination nationale

Dans le même temps, des sans-papiers sont entrés en lutte un peu par-tout en France : Toulouse, Lyon, en région parisienne, Nantes, Lille, Nîmes… Des collectifs se sont créés, des solidarités réactivés. Certains usaient de l’arme ultime de la grève de la faim. Les fortunes furent diverses : des échecs ; des régularisations partielles par endroits ; des cartes de séjour provisoires et précaires pour d’autres ; des cartes de séjours de dix ans ailleurs… Une coordination nationale des sans-papiers voit le jour en plein mois de juillet. Radicale, elle exige la régularisation de tous les sans-papiers, l’abrogation de toutes les lois racistes (et pas seulement les lois Pasqua, n’oubliant ainsi pas celles de la gauche au passage). Les sans-papiers dénoncent à voix haute la honte de ce pays que la gauche appelle « des droits de l’homme » : celle de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants acculés à la peur, voire réduits quasi-ment à l’esclavage, pour la juteuse exploitation du travail clandestin, condamnés à la clandestinité par un arsenal légal qui ne leur laisse aucun espoir de régularisation. Celle de milliers de demandeurs d’asile fuyant les dictatures que le gouvernement français soutient — les autres aussi d’ailleurs — et que l’Office français de protection des réfugiés et apatrides régularise au compte-gouttes. Celle des discriminations à l’embauche ou en matière de salaire et de logement. Celle du racisme de ses flics et de ses citoyens. Celle de cette Europe de Schengen qui se met en place doucement, forteresse à l’abri de tous les indésirables…

Le 23 août, Jean-Louis Debré ordonne l’expulsion de Saint-Bernard « avec humanité et cœur ». À 7 heures du matin, 1 500 militaires (des gardes mobiles) prennent d’assaut le quartier et l’église. Ils défoncent la porte de l’église à coups de hache, balancent suffisamment de gaz lacrymogène pour asphyxier les occupants, y compris les enfants.

Le gouvernement comptait faire tomber la mobilisation. Ce fut l’inverse qui se produisit. Depuis, les sans-papiers poursuivent, inlassables, leur lutte. À Lille, le jour même de l’expulsion de Saint-Bernard, s’est créé un Comité des sans-papiers [1]. Il compte maintenant plus de 90 familles et mène de multiples actions. Une manifestation nationale a eu lieu le 28 septembre en soutien aux sans-papiers à l’initiative du Comité de Saint-Bernard et de la Coordination nationale pour la régularisation de tous les sans-papiers, pour l’abrogation des lois racistes et contre toutes les exclusions. Tout le monde y appelait (hormis le PS qui se tâte et la droite) : la LDH, le MRAP, SOS Racisme, le PCF, l’extrême gauche… et des nouveaux : la CGT, la CFDT, la FSU, la FEN, tout ce beau monde se retrouvant pour demander la régularisation des sans-papiers, l’abrogation des lois anti-immigrés (dont celles du PS) et soutenir la tenue d’assises sur l’immigration en novembre. Alors qu’on galérait depuis des années pour de faibles mobilisations, bien souvent contre les seules lois Pasqua, la différence est sensible. Et non dépourvue d’ambiguïtés.

Pour l’égalité sociale

Ambiguïté, notamment sur la régularisation des sans-papiers, non pas globale mais suivant les critères des médiateurs de la République. Ceux-ci sont assez larges et s’inspirent de ceux élaborés lors de la première occupation à Saint-Ambroise. Reste qu’il s’agit d’examens au cas par cas des dossiers et qu’il en restera toujours sur le carreau. Le précédent de 1982 est là pour nous rappeler le cortège de luttes que la « régularisation massive », sur critères, du premier gouvernement socialiste avait entraîné. Mais c’est aussi une volonté de trouver une issue raisonnable et possible.

Ambiguïté, également sur la libre circulation des personnes. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, lorsque les sans-papiers réclament une régularisation de tous. Bien peu d’organisations la revendiqueront explicitement.

Ambiguïté, aussi sur l’égalité économique et sociale. Si les textes des collectifs de sans-papiers montrent clairement leur conscience de faire partie du prolétariat, au même titre que les travailleurs français, et avec un ennemi commun, il est évident que les organisations qui dénoncent la politique de boucs émissaires sont loin de revendiquer l’égalité économique et sociale. Elles se bornent souvent à mettre en accusation un système qui crée le chômage et à réclamer l’égalité des droits.

Ambiguïté, enfin quant aux stratégies électorales de certains qui ne peuvent faire l’impasse sur un accord avec le PS.

Un rapport de force s’est donc instauré. Alors que les immigrés étaient contraints à la défensive depuis des années, deux offensives s’affrontent maintenant. L’une, raciste, est une œuvre de mort. L’autre, libératrice, tente de faire prendre corps, au sein du mouvement social, à une riposte à la hauteur de l’agression du premier. La situation n’est sans doute pas encore favorable à un retournement de la situation des immigrés en France (et donc aussi à une mise sur la touche du FN en matière d’immigration). Le gouvernement est de plus en plus contraint, avec les surenchères continuelles de Le Pen, de se crisper sur ses positions xénophobes s’il veut ramener au bercail l’électorat fasciste.

Mais, notamment depuis les grèves de décembres 1995, deux camps se dessinent enfin sur ce terrain : ceux qui servent de paillasson au FN et ceux qui sont partisans de la libre circulation des personnes, du droit d’asile et de l’égalité économique et sociale. Et le second gagne des forces. Nous sommes nombreux à dire que cette lutte est aussi la nôtre. Que l’appareil à fabriquer de la clandestinité n’est que l’autre face d’un système économique et policier, qui produit partout précarité et peur de l’autre. Loin d’être pour les autres une cause de chômage, les travailleurs étrangers sont les producteurs très rentables d’une richesse dont on ne leur concède pas la moindre part. La tentative de liguer contre eux les travailleurs « nationaux » ne vise qu’à masquer la précarisation grandissante de tous. Il ne peut y avoir de position médiane. Et c’est là toute la difficulté du combat.

On peut se demander si, dans les conditions actuelles, la lutte n’a d’autre chance d’aboutir que dans une rupture révolutionnaire. Non pas parce que nous sommes révolutionnaires. Simplement parce que les obstacles s’accumulent. Alors que l’immigration était jusqu’à ces dernières années un terrain de chasse privilégié des réformistes et des sociaux-démocrates, le blocage du système en la matière est tel, la pression de l’extrême droite si intense, qu’il ne semble plus possible que le gouverne-ment cède sur la question. L’absence de réaction judiciaire et gouvernementale aux flatulences lepénistes sur les races « inégales » est éloquente. Ils sont tétanisés

L’alternance politique que les socialistes attendent en 1998 à l’occasion des législatives ne devrait peut-être même pas permettre de solution réformiste à cette question. Le PS est persuadé, des études statistiques sur l’opinion le lui dise…, qu’il doit garder sa ligne répressive. Pourtant, quelle autre manière de barrer la route à l’extrême droite que de participer à un mouvement social qui, en paroles et en actes, nie radicalement ses « valeurs », que d’affirmer l’égalité, non seulement en droit, mais aussi dans le champ économique et social ? Quelle autre manière de l’affaiblir que d’amener de plus en plus de gens dans le camp de ses ennemis irréductibles ?

La lutte risque d’être encore longue. Elle est peut-être plus proche de la défaite que de la victoire. Un des problèmes moindres n’est sans doute pas l’impatience elle-même des sans-papiers. Ainsi, plusieurs à Lille brûlent fin septembre d’engager une nouvelle grève de la faim, déconnectée des autres initiatives. C’est dérisoire face à l’ampleur du problème et tragique au vu des situations personnelles et des responsabilités des militants.

Un autre écueil sera sans aucun doute les forces de gauche et syndicales, pour le moment aiguillonnées et poussées à la radicalisation par les sans-papiers. Mais jusqu’à quand ? Jusqu’où iront-elles dans ce qui sera aussi un affrontement avec leur base, acquise pour partie aux idées de Le Pen, idées qu’elles-mêmes leur ont inculquées ? Un dernier sondage don-nait plus de 60 % des Français condamnant les récents propos de Le Pen sur « l’inégalité des races ». Encourageant (quoique…). Mais plus de 50 % se disaient d’accord avec certaines de ses idées ! La gangrène gagne et il y a urgence.

Bertrand Dekoninck (groupe Humeurs Noires - Lille)



[1Adresse actuelle : 68, rue du Marché - 59000 Lille. À défaut, écrire au Réseau contre les Lois Pasqua et toutes les lois anti-immigrés, c/o MNE, 23, rue Gosselet, 59000 Lille.