Accueil > Archives > 1998 (nº 1105 à 1145) > 1129s, HS nº 10, été 1998 > [Reprendre le combat pour la liberté de circulation et d’installation]

Reprendre le combat pour la liberté de circulation et d’installation

juillet 1998.

Voilà un peu plus de deux ans, ils n’étaient « que » 300. quelques centaines qui osèrent l’inimaginable : occuper en bloc un lieu public pour faire savoir au pays tout entier qu’ils existaient, eux les sans-noms, ceux qui n’étaient rien jusqu’alors que de la chair à charter, du stock de centre de rétention, et du matériel à peine humain pour ateliers clandestins. Cette irruption des sans-papiers sur la scène sociale a été un choc salutaire pour la société française.

Deux ans après, le bilan de la lutte qu’ils ont mené pour la régularisation de toutes et tous est cependant très mitigé. Certes, 55 000 sans-papiers sont aujourd’hui régularisés. Et c’est peu dire que, avec ou sans la gauche au pouvoir, c’est à tous ceux qui ont lutté qu’on les doit.

Mais à peu près autant restent pour l’instant sur le carreau. Le mouvement n’a pas été capable d’imposer à l’État ses revendications fonda-mentales : la régularisation de tous et l’abrogation des lois anti-immigrés. La liberté de circulation n’a pas progressé d’un pouce. Pire, elle a encore régressé.

« Des papiers pour tous », « Ouverture des frontières, partage des richesses », il nous faut revenir sur le pourquoi de ces slogans, si sou-vent entendus en manifestation.

Un droit inaliénable

La liberté de circulation et d’installation est un droit fondamental qu’aucune autorité ne saurait remettre en cause. Nous récusons le pouvoir que s’arroge l’État de décider qui a le droit de vivre ou non sur le territoire qu’il contrôle. Il ne saurait donc y avoir de débat a priori sur cette notion. Pourtant, cette revendication n’est pas anodine, même pour des anarchistes. Ainsi, imaginons un peu que ça y est, le « grand soir » est arrivé, et le matin fleuri de l’anarchie a enfin triomphé. Trifouilly, respectable bourgade nouvellement révolutionnaire s’autogère joyeusement et en toute autonomie dans la Confédération internationale des collectivités. Les habitants de Trifouilly pourront-ils décider collectivement d’interdire ou d’expulser certaines catégories de personnes de « leur » territoire ? Les habitants du quartier nord de Trifouilly, dans le cadre de leur assemblée de quartier, auront-ils le droit de décider que la famille Untel fait décidément trop de bruits et d’odeurs et qu’il est hors de question qu’elle s’installe dans « leur » quartier ?

Si l’on se base sur la liberté d’association, on donne ce droit aux collectivités. Si on se base sur la liberté d’installation, on ne le leur donne pas. Et franchement, je préfère ne pas le leur donner. Il faut en finir avec le temps des bannis.

Défendre la liberté de circulation et d’installation en tant que telle est donc également un acquis théorique fondamental pour le mouvement libertaire, même si cela peut sembler aller de soi. Car, de la même manière qu’on ne peut accepter qu’un individu en exploite un autre en société libertaire, il me semble aberrant qu’une collectivité rassemblant des gens vivant sur un territoire puisse avoir le droit de refuser à un individu le droit de vivre sur ce territoire.

Autrement dit : avant d’avoir le droit de s’associer ou de se dissocier, il faut avoir le droit de vivre quelque part. La défense de ce principe et celle des sans-papiers sont indispensables si l’on veut lutter contre l’actuel envahissement du champ politique par les thèmes proposés et défendus par l’extrême droite : amalgame immigration-chômage-délinquance, préférence nationale [1], contrôle des flux migratoire, défense de la Nation.

Il nous faut arriver à montrer que la liberté de circulation n’est pas un réel danger, mais au contraire une condition sine qua non de la liberté et de l’égalité économique et sociale. En particulier, la défendre, c’est s’attaquer de front au fantasme de l’invasion étrangère, repris par l’ensemble de la classe politique à quelques exceptions près, que ce soit sous la forme soft de « la misère du monde » (Rocard), de « l’appel d’air » à la mode Debré-Jospin-Chevènement ou de celle plus vulgaire d’un Le Pen ou d’une Brigitte Bardot.

Un revendication réaliste

Non, l’ouverture des frontières n’entraînerait pas un déferlement d’immigrés sur le pays. Alors que les frontières sont ouvertes aux citoyens européens, chacun reconnaîtra que les migrations à l’intérieur de l’Europe restent malgré tout assez faibles. Il en était de même lorsque les frontières étaient ouvertes pour les ressortissants d’Afrique francophone, même au début des années 70 lorsqu’une terrible famine ravageait les pays sahéliens [2].

Parce qu’émigrer, cela coûte d’abord terriblement cher lorsqu’on est pauvre. Et par-delà même la question économique, la question de l’exil et du déracinement ne saurait être négligée. À l’origine l’ordonnance de 1945 comprenait l’existence d’une agence chargée du recrutement de travailleurs immigrés dans leurs pays d’origine : le « flux » seul n’aurait pu être assez important pour nourrir les besoins de main d’œuvre pour la reconstruction de l’après-guerre. Bien souvent, cette immigration est également le fruit de communautés qui contrôlent parfaitement leur propre « flux migratoire » [3], les jeunes migrant à tour de rôle selon les besoins de la collectivité.

La fermeture des frontières depuis 74, loin d’avoir tari et découragé l’immigration, a au contraire fixé une partie de celle-ci sur le territoire français, qui savait toutes les difficultés pour pouvoir revenir plus tard en France.

Nous pensons que l’actuelle et impossible « fermeture des frontières » n’a pas que des intérêts démagogiques pour le pouvoir et le capital. Une frange de la population vivant sur le territoire a été placée hors-la-loi. Ses seules ressources ne peuvent donc parvenir que de la solidarité de ses communautés ou d’une économie parallèle.

Le gouvernement a choisi de continuer à créer de la main d’œuvre pour une économie clandestine, qui sert en quelque sorte de laboratoire de la flexibilité généralisée. Car le patronat tire parti de toutes les inégalités. Ainsi, loin de « voler l’emploi des français », les travailleurs étrangers sont victimes d’une même logique qui crée le chômage et précarise les salariés.

L’ouverture des frontières et la libéralisation de l’accès au marché du travail pour les étrangers ne supprimerait pas d’un coup de baguette magique ce processus d’asservissement par la peur du lendemain. Mais elle ruinerait la démagogie fasciste en démasquant le patronat. Il y a fort à parier que celui-ci se verrait alors contraint d’accentuer sa pression sur les salaires et les conditions de travail plus ouvertement, s’il ne peut plus avoir recourt, à la marge, à des travailleurs sans papiers et sans droits.

C’est également pourquoi l’ouverture des frontières ne saurait être envisagée et revendiquée en dehors d’une lutte globale contre le capitalisme [4]. Si seulement la perspective d’un monde sans frontières pouvait faire à nouveau rêver les gens !

Bertrand Dekoninck, gr. Humeurs noires (Lille)


[1Il n’y a pas que Balladur pour jouer dans ce sens. La loi Chevènement a renforcé indirectement la « préférence nationale » déjà en vigueur en France : en généralisant et multipliant les cartes temporaires, elle prive des travailleurs étrangers de l’automaticité du droit au travail. Pour ces cartes, une autorisation préalable de l’administration est nécessaire, qui tient compte de « ’opposabilité de la situation de l’emploi ».

[2« Libre circulation et lutte contre la précarité, » Alain Morice, in Sans Papiers, chronique d’un mouvement, Im’Media/Reflex, mars 1997, p. 99.

[3« Régularisation des sans papiers ou libre circulation », Alain Morice in Papiers, édité par l’Afelse, p. 64-65.

[4Et pas seulement contre le néolibéralisme : avis à ceux qui voudraient rétablir des frontières et un État fort pour lutter contre la globalisation des échanges et leur déréglementation.