Accueil > Archives > 1999 (nº 1146 à 1186) > 1166 (27 mai-2 juin 1999) > [Liberté d’expression en danger ?]

Liberté d’expression en danger ?

Le jeudi 27 mai 1999.

Après Le Pen qui n’aime pas nos dessins, après Debré qui n’aime pas nos commentaires sur la police, c’est au tour de M. Pajon, maire PS de Noisy-le-Grand, de traîner Le Monde libertaire, hebdomadaire de la Fédération anarchiste, devant les juges.

Certes, les libertaires n’ont jamais prétendus être particulièrement appréciés des tenants du pouvoir et de la justice. Ils ont même servi allégrement de bouc émissaire quand les gouvernements en avaient besoin. Qui se souvient encore des « lois scélérates », votées à la fin du siècle dernier, mais tombées en désuétude, et qui interdisaient toute profession de foi, toute propagande, et toute publication anarchiste ? Qui sait que ces lois faisaient partie, encore jusqu’au début des années 90 de ce siècle, du code pénal et qu’elles n’ont été abolies qu’avec la refonte de celui-ci ? C’est vrai que de tels délits d’opinion inscrits dans la loi, cela faisait un peu tâche, même si cela faisait bien quelques décennies qu’aucun anarchiste n’avait été condamnés en référence à celle-ci. Pour nous faire taire, on préférait par exemple envoyer une escouade de CRS saccager les locaux de Radio libertaire (1983), coupable d’exister en dépit de la déferlante des radios frics. Mais aujourd’hui, une autre réalité semble apparaître. Les procès se multiplient, qui mettent en jeu la liberté d’expression des individus dans notre société et ailleurs.

Récapitulons un peu : trois procès contre Le Monde libertaire en deux ans alors qu’il n’en avait pas connu depuis au moins dix ans ; un procès contre Radio libertaire (Paris), pour avoir lu au micro la lettre d’un détenu, jugée diffamatoire par l’institution pénitentiaire parce qu’elle dénonçait les conditions de détention ; un procès contre une publication de Reims de l’Organisation communiste libertaire pour avoir dénoncé la gestion douteuse d’une MJC.

Plus localement, des amendes à répétition infligées au groupe Humeurs noires par la ville de Lille à la Fédération anarchiste ou au Comité anti-expulsion de Villeneuve-d’Ascq pour des collages d’affiches alors que les panneaux « d’expression libre » sont perpétuellement couverts d’affiches commerciales et que la municipalité ne fait pas respecter la libre expression du mouvement social et associatif. Tout cela ne touche que les anars, penserez-vous ?

Une succession inquiétante

Continuons : le procès de Christophe Fétat à Lille en 1998, et d’autres mili-ants du mouvement de chômeurs ailleurs en France ; le procès de Patrice Bardez, militant des luttes sur le logement en 1996, coupable d’avoir empêché l’expulsion d’un mal-logé ; le procès de Jacqueline Deltombe en 1997 et Michel Beurier en 1999, coupables de solidarité avec les sans-papiers ; le procès de la revue syndicale enseignante L’École émancipée, gagné par Le Pen ; les multiples procès intentés à Charlie Hebdo ou à d’autres journaux satiriques par l’AGRIF (officine du FN et de l’extrême droite intégriste spécialisée dans les actions en justice contre les anti-fascistes) ; le procès gagné à Bordeaux par un prêtre intégriste contre la photographe Bettina Rheims pour avoir publié un album de photos représentant le Christ en femme aussi dénudée que dans n’importe quelle église ; les procès contre Le Canard enchaîné pour avoir publié les déclarations d’impôt de grands de ce monde (sous l’accusation de recel de document) ; les astreintes astronomiques à l’encontre de l’éditeur d’un ouvrage dénonçant les magouilles des chambres de commerces ; dernièrement la censure économique (300 000 FF d’amende !) à l’encontre du dernier « provider » Internet libre et sans publicité en France, Altern org : en une seule fois, plus de 40 000 sites Internet hébergés par Altern ont été condamnés à mort parce qu’on avait jugé ce provider responsable du contenu d’un seul site (contenant des photographies illicites sur une personnalité du show-biz). La censure électronique n’en est qu’à ses début. L’acharnement judiciaire, et donc la censure économique, menacent en permanence les derniers journaux libres et les militants du mouvement social. Et les adversaires de la liberté d’expression utilisent cette arme à merveille.

Nous vous citions l’AGRIF et le Front national. Mentionnons également les Associations familiales catholiques, qui firent voter il y a quelques années la loi L427-24, permettant de faire condamner n’importe quelle publication ou produit, dès lors qu’il était jugé contenir des messages à caractères pornographique ou dégradant visibles par des mineurs (d’où la condamnation de B. Rheims par exemple). Ces associations mènent actuellement campagnes contre les jeux vidéos sur le même thème. N’oublions pas l’Épiscopat français, qui a créé, sur le modèle de l’AGRIF, sa propre association destinée à combattre les anticléricaux et blasphémateurs qui porteraient atteinte aux Saintes Icônes. Nous pouvons donc maintenant rajouter à cette liste peu glorieuse le Parti socialiste, en la personne de monsieur Pajon. Nous pensons que deux logiques parallèles concourent à mettre en péril la liberté d’expression.

La dictature judiciaire

La première, c’est le recours de plus en plus systématique à la justice pour empêcher de manière dilatoire ou économique l’expression d’un débat. Des innovations législatives comme cet article L427-24 ou le jugement rendu dans l’affaire Altern.org concourent grandement à l’efficacité de cette méthode, déjà largement éprouvée par Le Pen (il nous a fallu attendre des années pour savoir s’il était légalement possible de le qualifier de « fils spirituel d’Hitler », en attente du jugement dans un procès qu’il avait provoqué, procès perdu par lui).

Paradoxalement, la montée en puissance de l’institution judiciaire, avec la multiplication d’enquêtes judiciaire dans des affaires politico-financières, pourrait bien légitimer la volonté gouvernementale de limiter la liberté d’expression : c’est l’objet d’un projet de loi sur la présomption d’innocence de la ministre de la justice. Ce projet provoque, dans Libération du 24 mars 1999, une levée de bouclier de la part des magnats de la presse et de l’édition, qui y voient une nouvelle menace pesant sur les écrits qu’ils publient : si on ne peut invoquer la diffamation, on pourra maintenant arguer beaucoup plus efficacement du non respect de la présomption d’innocence (des personnalités publiques, évidemment) pour intenter une action en justice.

La deuxième logique menaçant cette liberté d’expression si inconfortable pour les puissants, c’est que l’État a perdu une grande partie de l’intérêt qu’il trouvait à la défendre : le mur est tombé, les régimes communistes aussi. La guerre psychologique menée par le bloc occidental qu’on présentait comme « libre » — la preuve on s’y exprime librement ! — contre le bloc soviétique — où l’on bafouait la liberté d’opinion — n’est plus d’aucune utilité.

Pourquoi s’embarrasser dès lors de principes qui ne servent à rien ? Ainsi va-t-on jusqu’au bout de cette logique en Belgique, quand le 19 novembre 1998 a été votée une « loi organique sur les services de Renseignements et de Sécurité ». Celle-ci précise que les missions de la Sûreté de l’État belge sont « de rechercher, d’analyser et de traiter le renseignement relatif à toute activité qui menace ou pourrait menacer la sûreté intérieure de l’État et la pérennité de l’ordre démocratique et constitutionnel, […] le potentiel scientifique ou économique […] ou tout autre intérêt fonda-mental du pays […] »

Ces activités qui menacent ou pour-raient menacer, sont définies comme étant toute activité individuelle ou collective ayant un rapport avec l’espionnage, l’ingérence, le terrorisme, mais aussi « l’extrémisme », la prolifération, les organisations sectaires « nuisibles », les organisations criminelles, « en ce compris la diffusion de propagande, l’encouragement ou le soutien direct ou indirect, notamment par la fourniture de moyens financiers, techniques […] ». Pour la définition d’une organisation criminelle, les parlements belges ont simplement repris l’article 324bis — contre lequel nos camarades de Belgique avaient mené campagne — comme menaçant de criminaliser l’ensemble du mouvement social pour de simples faits de grève. « L’extrémisme » est défini quant à lui de la manière suivante : « les conceptions ou les visées racistes, xénophobes, anarchistes, nationalistes, autoritaires ou totalitaires, qu’elles soient à caractère politique, idéologique, confessionnel ou philosophique, contraire en théorie ou en pratique aux principes de la démocratie ou des droits de l’homme, au bon fonctionnement des institutions démocratiques ou autre fondement de l’État de droit. »

Censure économique

Quoi qu’il en soit, la censure aujourd’hui ne s’exprime plus forcément à l’aide de ciseaux et d’oukases administratifs. Elle est essentiellement économique. Aurait-on imaginé, il y a quelques années, qu’une grande firme économique (Microsoft) aurait eu la tentation de déposer des copyright sur des mots courants du dictionnaire comme Word, Windows ou Internet Explorer ? De sorte que cette censure est constituée d’un appel constant à l’auto-censure. C’est vrai dans la presse dépendante à outrance du bon vouloir des annonceurs publicitaires, des investisseurs ou des décideurs (voir à ce sujet le film Pas vu, Pas Pris, du journaliste Pierre Carle). C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’expression sur Internet : condamner les providers à être responsables des pages qu’ils hébergent, c’est les condamner à jouer eux-mêmes le rôle de gendarme du réseau des ré-seaux ! La libre expression, sur le net comme ailleurs, est en train d’en prendre un sacré coup.

Bertrand Dekoninck (Lille)