Accueil > Archives > 1999 (nº 1146 à 1186) > 1183 (2-8 déc. 1999) > [Lettre ouverte à José Bové]

Lettre ouverte à José Bové

Le jeudi 2 décembre 1999.

Nous publions ici une lettre ouverte à José Bové écrite par un de ses compagnons de lutte à la Confédération paysanne. Ce texte présente une critique intéressante des axes revendicatifs de la confédération et notamment en ce qui concerne la volonté d’omnipotence de la petite agriculture liée à une vision très conservatrice de la société, qui laisse de côté l’organisation collective de la production. Pour autant nous ne partageons pas forcément les analyses de l’auteur, il nous semble par exemple contestable de prôner un retour systématique à une ruralité qui serait le seul moyen d’accéder à la qualité alimentaire.



Je suis de ceux qui ont été plutôt agacés que satisfaits par le battage médiatique entretenu cet été autour de ton incarcération après le démontage du MacDo de Millau. Si la notoriété de la Confédération paysanne s’en est trouvée artificiellement grandie, en revanche la force de sa critique de l’agriculture moderne en a pâti. Les quelques lignes qui vont suivre vont indéniablement aller à l’encontre du sentiment de bon nombre de fondateurs de la Confédération paysanne pour qui l’affaire Bové aura fait croire que le moment était enfin venu de la consécration dans l’opinion publique de leur obscur travail militant ; à l’opposé, je suis, sans doute avec quelques autres, de ceux pour qui tout reste à faire pour casser la concentration de l’agriculture, l’ouvrir aux émigrés des villes, et lui faire renouer les fils du vivant.

Une chose est que le piège médiatique enrobe tout acte d’une image dont on ne peut plus se défaire ; une autre est de se prêter à ce jeu de la célébrité. Pour satisfaire sa clientèle, le personnel des médias doit lui fournir la pâture qu’elle désire ; tu as été, l’espace de quelques semaines, intronisé en héros paysan correspondant aux attentes de ces masses urbaines coupées de tout et désespérant d’un peu d’égard pour leur pitance ; on t’a fait, avec ton concours, le chevalier de la bonne bouffe contre l’industrialisation de l’agriculture ? c’est comme si la Confédération paysanne s’alignait subitement sur le poujadisme culinaire du bouffon médiatique Jean-Pierre Coffe.

Les trompettes de la renommée sont bien mal embouchées

Tu as cru, comme tant d’autres avant toi, utiliser les médias alors que ce sont les médias qui t’ont utilisé : comme toujours, pour mieux passer, les opposants à ta façon se rabattent sur des thèmes porteurs et soi-disant réalistes qui font les délices des managers de l’information ; c’est une sorte de double langage : tu sais très bien que la lutte contre la « mal bouffe » n’évoque que de très loin la nuisible concentration des moyens de production aux mains de quelques-uns ? pourtant, en s’opposant à cette tendance capitaliste permanente, la Confédération paysanne avait fait mieux que du syndicalisme qui protégerait sa base sociale, elle reprenait le flambeau du programme révolutionnaire contre la dépossession des moyens d’existence. Je veux bien admettre que la construction d’un rapport de forces suppose le passage obligé par des étapes intermédiaires, encore faut-il choisir soi-même ses étapes et ne pas être de connivence pour agiter un chiffon rouge et étourdir le troupeau.

Le comble est atteint quand tu fais croire faussement à l’opinion que le conflit dans la production agricole peut déboucher à moindre frais, tout le monde étant en fait d’accord pour préserver l’exception française de la « bonne bouffe » ; du coup tu fais perdre le nord à tes propres complices, qui, eux, savent qu’il n’en est rien. Tu as ainsi prétendu que « paysans et consommateurs réunissaient 120 % de la société » y noyant les antagonismes évidents. Tu as poursuivi en tendant la main à Luc Guyau, président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, cogestionnaire de l’anéantissement de la paysannerie.

Quant aux couleurs contestatrices présentes quand même sur ta palette, elles ont suscité l’euphorie « 3e gauche » (ATTAC, les Verts, CFDT, SUD, etc.). Cet énième replâtrage réformiste nous joue l’air du « serrons les rangs, le pire est à venir » (la mondialisation, Seattle, etc.) comme si ce mode de vie capitalisée n’était pas déjà parvenu à des extrémités à faire vomir ; et la perspective de lutte… la revendication de la taxation des capitaux (! ), comme si une production marchande débarrassée comme par magie des acrobaties financières devenait le moindre mal. Est-on à ce point frappé d’impuissance qu’on ne sache plus appeler un chat un chat et mettre en avant la possibilité d’une autre organisation sociale dont la Confédération paysanne ? c’était son avantage ? détenait la clé en affirmant nécessaire l’inversion de la marche de l’agriculture et la rupture d’avec la fuite en avant dans la surenchère de productivité. Les collectivités agricoles d’Aragon dans l’Espagne antifasciste de 1936 à 1938 n’ont-elles pas donné cette leçon au monde qu’une autre agriculture était même possible sans rapport d’argent ni État ?

Contre la monopolisation des terres

Il y va d’une singulière hypocrisie partagée par les consommateurs, les responsables professionnels agricoles et les politiques pour croire que l’activité nourricière puisse reposer sans dommage sur aussi peu de producteurs. Comment chaque producteur peut-il gérer le vivant devenu masse (têtes de bétail, hectares) sans puiser dans l’arsenal chimique (nitrates, fongicides, antibiotiques) ?
Comment ne pourrait-il pas y avoir une alimentation aussi trafiquée puisqu’elle concerne aussi peu les producteurs eux-mêmes : on est ainsi passé d’une situation où le paysan échangeait directement le surplus de ce qui était déjà bon pour lui-même, à cette autre, démente, où l’exploitant agricole se garde bien le plus souvent de consommer ne serait-ce qu’un échantillon de cette production spécialisée destinée aux masses urbaines anonymes.

Évidemment tout se conjugue pour condamner l’agriculture paysanne puisque, d’un côté, la pression du capitalisme pousse à ce que de moins en moins de producteurs prélèvent leur part sur la production tandis que de l’autre, les contraintes agricoles (régularité, durée, spécificité du vivant) vont à l’encontre de la conception moderne d’une liberté sans attache où tout est toujours possible. La recherche de temps libre et l’allégement du fardeau productif ? qui font que l’on se débarrasse des tâches vitales en les expédiant à toute vitesse puis en les reléguant au fin fond d’ateliers à haute productivité ? sont devenus frénétiques avec la fin des communautés élargies.
L’agriculture paysanne avait connu son apogée avec la ferme de polyculture élevage, synonyme de famille élargie, dont les produits ont formé la base de la gastronomie française. Il ne saurait y avoir de renouveau de l’agriculture paysanne sans casser la spécialisation des exploitations, sans renouer avec l’activité collective.

Or, dans la Confédération paysanne, la revendication d’une agriculture paysanne est source de confusion : pour certains, que j’appellerai les innovants, tirant leur épingle du jeu à partir de niches de produits à haute valeur ajoutée, elle serait généralisable dès maintenant en restant une affaire de professionnels (ce que tu avances dans ton article du Monde diplomatique sans plus de précision), tandis que pour d’autres, qui perdent pied, qui résistent ou qui n’y ont que difficilement accès, l’agriculture, pour se sauver, doit casser les grilles professionnelles conçues pour éliminer « les petits » et s’attaquer à la concentration des moyens de production, notamment la monopolisation des terres agricoles mise en œuvre par l’affectation des primes aux surfaces.

Pour en revenir à la « mal bouffe » la vérité est que l’industrialisation de l’alimentation est déjà consommée et que les produits paysans n’existent plus qu’à l’état résiduel : une agriculture saine ne pourrait prendre la place de l’agriculture empoisonneuse qu’à condition qu’il y ait beaucoup de paysans. Évidemment, nourrir une population stockée majoritairement en ville et coupée de tout paraît chose délicate et la supériorité de l’agriculture productiviste est qu’elle l’assure avec une haute productivité et sans état d’âme. On ne peut remettre en question ce monopole sur la question du ravitaillement des villes en quantité ? et tout ce qui va avec : falsification de la nourriture à partir de cocktails toujours plus étonnants, manipulations génétiques, dénaturation des ressources en eau, etc. ? que si on met en avant la possibilité que beaucoup d’individus, en rupture avec le salariat, renouent avec l’activité paysanne, assurent leur auto-subsistance, dégagent des surplus de véritables produits fermiers et cassent ainsi le diktat de l’agro-alimentaire. Le développement du mouvement « Droit paysan » témoigne de la force de ce besoin social.

Redonner à l’agriculture un visage humain

Il était tout à l’honneur de la Confédération paysanne d’avoir inscrit comme priorité l’installation progressive ? ou dite hors la norme de la dotation jeune agriculteur (DJA) et de l’enchaînement au crédit et au gigantisme ? de paysans supplémentaires : par là, la Confédération paysanne manifestait publiquement que le monde agricole cesse de se comporter comme un ghetto professionnel et puisse renouer avec l’antique aspiration à se nourrir soi-même avant toute chose et avant les exigences du marché. On l’aura compris, la prise en otage des individus par les multinationales de l’agro-alimentaire a commencé bien avant le sommet de l’Organisation mondiale du commerce de Seattle. En France, la politique agricole relayée par l’action sur le terrain des Safer a établi une mainmise sur le foncier qui dépossède les individus d’un accès à l’autosubsistance et à l’échange de vrais produits fermiers. La revendication d’une agriculture paysanne passe donc nécessairement par la suppression de la surface minimale d’exploitation (SMI) et le maintien de tous les équipements locaux favorisant l’échange direct (abattoirs, marchés de pays), afin que les pauvres, les volontaires, les dégoûtés puissent un peu se nourrir eux-mêmes.

Cette lettre un peu longue aura servi, j’espère, à recentrer le débat : le cours économique des choses va accentuer la diminution du nombre des vraies (?) exploitations agricoles. Si elle sait ne pas céder au chant des sirènes d’un pseudo-réalisme, la Confédération paysanne peut former le creuset le plus étonnant où éclopés des villes et éreintés du productivisme forgeraient une autre agriculture pour une autre alimentation.

Venant Brisset