Accueil > Archives > 1993 (nº 896 à 938) > .935 (2-8 déc. 1993) > [Prison et anarchie]

« Déviance en société libertaire »

Prison et anarchie

Le jeudi 2 décembre 1993.

Le 28 septembre 1991, les animateurs de l’émission « Ras les murs », sur Radio-Libertaire, principalement destinée aux détenus, organisaient à Paris un débat sur le thème « Prison et anarchie ». L’Atelier de création libertaire de Lyon a eu la bonne idée de retranscrire les propos des principaux intervenants dans ce débat et de nous les proposer dans une brochure de haute tenue [1].

Bonne idée, donc, et à plus d’un titre. En premier lieu, cette lecture rappelle une fois encore aux « initiés » et montrera aux nouveaux venus la solide maîtrise des orateurs sur le sujet traité, qui n’est pas simple. Cette constatation n’a d’ailleurs rien de surprenant car, si l’on excepte à mon goût Miguel Benasayag, trop souvent filandreux et dont le propos ne fait jamais appel au soutien de la pensée libertaire, Gaetanio Manfredonia, Serge Livrozet ou Jacques Lesage de La Haye nous ont habitués au sérieux de leurs analyses. Mais surtout, dans ce domaine sensible — société libertaire, déviance et réponse à la déviance —, la réflexion de ces hommes a pour première qualité de briser avec cette attitude béate et quelque peu religieuse qui consiste à attendre la venue d’une société libertaire comme celle du Messie, l’une comme l’autre instaurant un ordre de justice et de bonheur sans tache. Position commode qui évite de se pencher sur les inévitables problèmes du futur, mais qui ne fait — ce qui est pire — que renforcer le manque cruel de crédibilité de la proposition anarchiste.

Partant donc du principe, comme le souligne l’excellente introduction de cette brochure, « que toute société sécrète sa propre déviance et qu’une société plus libre et plus juste n’échappera pas à cette règle », nos amis règlent fort heureusement son compte à cette croyance absurde, cucul, curetonne, développée dans le passé par les courants influencés par l’individualisme et l’optimisme sociologique kropotkinien assimilant la société libertaire à une sorte de paradis sur terre, « vision purement idéaliste », nous dit Gaetano Manfredonia. Mais, en la matière, le passé n’appartient pas qu’à ces courants évoqués, et c’est fort a propos que Gaetano Manfredonia et Jacques Lesage de La Haye, qui cite James Guillaume, rappellent que, dès le XIXe siècle, nombre d’auteurs anarchistes s’inquiétaient plus sérieusement de ce que serait une société sans lois répressives, le comportement de l’individu dans ladite société, etc.

D’autres solutions que la détention

S’interrogeant à leur tour sur ces problèmes, les orateurs vont d’abord s’attacher à brosser, à travers une analyse pertinente qui évite avec bonheur le langage obscur des spécialistes, le portrait du délinquant, du déviant, et ce qu’il pourrait être en société libertaire. Et si le sujet n’était bien sûr pas, encore une fois, aussi sensible, j’oserais écrire que les interventions de Jacques Lesage de La Haye et de Serge Livrozet sont un vrai régal.

La réponse, ou plutôt les réponses à la probable déviance en société libertaire ne sont évidemment pas un mince problème. On ne sait d’ailleurs pas toujours, ou en tout cas trop peu, qu’il a existé ou qu’il existe aujourd’hui, ici ou là, d’autres solutions que la détention, et Jacques Lesage de La Haye nous en dit plus là-dessus, solutions qui, affirme-t-il en outre, ne sont bien sûr pas réponses à tout mais qui ont le mérite d’en finir avec la prison, « vestige anachronique et barbare de temps anciens », qui devra bien entendu disparaître. À partir de là, le débat reste passionnant de bout en bout, d’autant que Jacques Lesage de La Haye, encore lui, saura indiquer clairement les postulats à partir desquels doit se fonder toute réflexion d’inspiration libertaire sur le sujet, rappelant que « le concept de faute ne nous intéresse pas » et que, partant , « la notion de punition sera abandonnée ».

Cette publication restera sans conteste une des meilleures références pour qui s’intéresse au devenir de l’homme dans une société enfin débarrassée de ses contraintes économiques et morales. Elle fera oublier aussi d’autres écrits qui ne furent pas toujours de la meilleure inspiration. Il est à cet égard réconfortant de voir les orateurs, dans cette logique de rupture avec l’angélisme, évoquer des notions de droit anarchiste dans la société future, avec l’aide de l’immense Proudhon. Et si tous s’accordent aussi à tourner le dos à la répression, toujours inefficace, il faut savoir gré à Gaetano Manfredonia, à l’appui de cette idée de droit social libertaire, de rappeler que « l’une des critiques les plus fortes de Proudhon contre le socialisme de son temps était qu’il s’appuyait complètement sur la fraternité », oubliant ces notions fondamentales de contrat, de réciprocité, de droit.

Vous aurez compris qu’il convient de se procurer cette brochure qui allie le sérieux du propos à la force de conviction, même si, bien sûr, comme le dira sagement Jaques Lesage de La Haye, plein de bon sens, lui et ses camarades « n’ont pas de réponse à toutes les questions ». Il appartiendra aux hommes de demain d’y répondre.

Floréal


Repas-rencontre « Les nourritures terrestres »

Lundi 6 décembre - 20 h 30 « La prison ou comment s’en débarrasser ? »
avec
Albert Jacquard et Hélène Amblard (Un Monde sans prisons, Point-Virgule, éd. du Seuil)
Serge Livrozet (L’Empreinte, éd. La Brèche - De la prison à la révolte, Mercure de France - L’Outrage en plus, éd. Manya)
Jean-Michel Carré (sous réserve) (réalisateur de Galères de femmes)
Charlie Bauer (sous réserve) (Fractures d’une vie, éd. du Seuil)

Restaurant La Canaille 4, rue Crillon (M° Sully-Morland ou Bastille) 75004 Paris

Menus à 85 F et 125 F (plus boissons)
Réservations au 42.78.09.71.


[1Déviance en société libertaire, Atelier de création libertaire. En vente à la librairie du Monde libertaire au prix de 38 F.