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« Le Libertaire » (1920-1939)

L’organe éclectique de l’Union anarchiste

Le jeudi 4 janvier 1996.

« Le Libertaire n’a de patrie que la patrie universelle. Il est l’ennemi des bornes : bornes-frontières des nations, propriété d’État ; bornes-frontières des champs, des maisons, des ateliers, propriété particulière ; bornes-frontières de la famille, propriété maritale et paternelle. Pour lui l’Humanité est un seul et même corps dont tous les membres ont un même et égal droit à leur libre et entier développement, qu’ils soient les fils d’un continent ou d’un autre, qu’ils appartiennent à l’un ou l’autre sexe, à telle ou telle autre race.
Il a pour principe, un et supérieur : la liberté en tout et pour tous.
 [1] »



Dans « un mouvement qui refusait toute organisation structurée, tout se passe comme si c’était la presse qui tenait lieu d’organisation, de parti [2] », le Libertaire, promu en novembre 1920 au titre d’organe de l’Union anarchiste, ne pouvait manquer à cette règle. Durant toute la période de l’entre-deux-guerres le journal sera comme le reflet de la vie du mouvement, allant jusqu’à se faire l’écho des querelles intestines. C’est sans doute que les anarchistes répugnent à la censure et ne considèrent pas seulement la presse comme un outil de propagande, c’est aussi pour eux un espace de discussion et d’élaboration théorique. C’est particulièrement le cas pour le Libertaire : « L’actualité politique tient peu de place dans ses colonnes réservées à l’action ouvrière, à la propagande antimilitariste et à la doctrine anarchiste. [3] » Pour le dire encore avec les mots de Maurice Joyeux, c’est avant tout « un journal de militants fait par des militants pour des militants [4] ».

Mais le Libertaire, à cette époque, ne se réduit pas au rôle de bulletin intérieur de l’Union anarchiste. Quoique difficilement mesurable, son influence dépasse le cadre étroit des militants de l’UA pour toucher à l’occasion de campagnes de presse en faveur de Sacco et Vanzetti ou de la Révolution espagnole, un public plus élargi. Outre ces périodes d’intense mobilisation, «  l’affaire Germaine Berton et Philippe Daudet, l’attentat contre Clemenceau par Cotin maintiendront l’organisation et son journal sous les feux de l’actualité. [5] » Nicolas Faucier, un temps permanent à la rédaction, affirme que le tirage pouvait atteindre dans ces moments d’euphorie le nombre de 50 000 exemplaires ! Un chiffre qui a de quoi faire rêver l’actuel administrateur du Monde libertaire. On imagine sans peine l’audience dont devait bénéficier alors le journal des anarchistes. D’autant qu’il connaîtra entre 1923 et 1925 une parution quotidienne l’espace de 479 numéros. Pendant cette période, « le Libertaire fut particulièrement l’organe des anarcho-syndicalistes avec, pourtant, ça et là, une note éclectique notamment la collaboration de certains individualistes. [6] »

Cet « œcuménisme anarchiste » [7] sera violemment critiqué par les partisans de la plate-forme, pour la plupart des exilés russes, qui pensent tirer les leçons de l’échec de l’anarchisme dans la révolution soviétique. La querelle virulente qui naîtra à la suite des propositions d’Archinoff et de Makhno sur l’organisation aboutira, aux termes des débats au congrès de Paris [8], à la constitution de l’Union anarchiste communiste révolutionnaire (UACR). Mais la nouvelle discipline n’est pas facile à supporter pour bon nombre de militants qui à la suite de Sébastien Faure décident de quitter l’Union pour constituer l’Association des Fédéralistes anarchistes. Il faudra que se dresse le spectre du fascisme pour que l’unité soit rétablie en mai 1934 et pour qu’en même temps que les partis de gauche, les anarchistes forment leur front populaire.

Bien sûr, il n’y aura jamais de parti unique anarchiste et d’autres scissions suivront. Le Libertaire, dans la tourmente des années 30, sera le phare du mouvement. Les campagnes de Louis Lecoin s’inscrivent dans la grande tradition du journal. L’incorrigible pacifiste se démène sans compter pour obtenir la libération des militants libertaires emprisonnés. Rien que pour l’équipe des responsables de la rédaction, les condamnations à des amendes et des peines de prison fermes se succèdent. Du gérant au simple rédacteur occasionnel d’un article au vitriol, la répression frappe sans discrimination, du coup, la censure entraîne la rotation des tâches. En prison, la solidarité entre anarchistes est de rigueur. Les uns font la grève de la faim pour réclamer une réduction de peine pour les autres. Le journal, lui-même, fait l’objet de plusieurs saisies. Lorsque ses rédacteurs se contentent de faire de la propagande, ils tombent sous le coup des lois scélérates, tandis que lorsqu’ils se mêlent de ce qui les regarde comme la révolution soviétique ou la guerre qui approche, ils vont à l’encontre de la raison d’État.

On réduit trop souvent l’histoire de l’anarchisme dans l’entre-deux-guerres à celle d’un mouvement en perte d’influence. Comment expliquer alors la vigueur de la répression qui s’abat sur le journal ? Il faut revenir sur ce jugement hâtif. À l’évidence, les anarchistes, malgré tous leurs efforts, perdent du terrain dans le monde syndical. Le courant individualiste n’attire plus l’élite artistique comme avant la Première Guerre mondiale. Enfin, l’espoir d’une révolution sociale s’éloigne chaque jour un peu plus. L’absence, à quelques exceptions près [9], d’une véritable résistance du mouvement libertaire à l’Union sacrée de 1914 est sans doute responsable de ce recul. Mais c’est surtout la concurrence communiste qui met à mal l’anarchisme. D’abord enthousiasmé par la révolution russe, le Libertaire donne bientôt des signes évidents d’hostilité à l’égard du régime de Moscou. Moins que l’épopée de Makhno, c’est l’épisode de Cronstadt qui éveille les esprits. À une époque où l’anticommunisme ne fait pas recette, les colonnes du journal accueillent les premiers récits de voyages en URSS. Sans complaisance pour les bolcheviques, ces articles n’empêcheront pas la fuite d’un nombre important de sympathisants vers le Parti communiste. Le libertaire y perdra André Colomer et bien d’autres militants de valeur.

Malgré tout, l’increvable anarchie est loin de sombrer complètement dans ces années troubles. Si les surréalistes s’éloignent de l’anarchisme primitif de Dada pour se laisser bercer par le chant des sirènes communistes, le groupe des écrivains prolétariens autour d’Henry Poulaille s’affirme sans complexe aux côtés des libertaires. Le journal peut également s’enorgueillir des signatures de Gaston Level, Voline, Emestan, Simone Weil, Hem Day, Maurice Laisant, Han Ryner, Emma Goldman, Malatesta… Joyeuse pléiade cosmopolite de collaborateurs plus ou moins réguliers qui contribuent à faire du Libertaire l’un des plus beaux fleurons de la presse anarchiste. Internationaliste par ses collaborateurs, l’organe de l’Union anarchiste aura même une édition en espagnol en 1927 sous le titre El Libertario, avant d’être saisi. Lorsque la guerre d’Espagne éclate, le journal fait preuve d’un soutien inconditionnel aux combattants libertaires. Une page est réservée à la Solidarité intemationale antifasciste (SIA) de Louis Lecoin, mais autant dire que durant « le bref été de l’anarchie » c’est toute la rédaction qui se dévoue à la cause espagnole.

Le pacifisme ultime combat du Libertaire dans ces années troubles de l’entre-deux-guerres rejoint l’engagement des résistants à la guerre de 14-18 qui avait formé les cadres du journal aux lendemains du conflit. En 1938, les menaces qui pèsent sur la paix se précisent. Au sein du Comité de liaison contre la guerre et l’union sacrée, les militants de l’UA rejoignent alors ceux de la SIA, de la Fédération anarchiste, de la Ligue internationale des combattants de la paix (LICP), du Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) de Marceau Pivert et quelques autres. Les réponses à la question « Précisons notre pacifisme » [10], l’enquête ouverte dans les colonnes du journal, montre assez bien l’état d’esprit des anarchistes. Il n’est pas question pour eux de soutenir les va-t-en-guerre qui se font les hérauts de la croisade antifasciste. « Cette guerre n’est pas la nôtre », voilà ce que disent les libertaires après l’échec de la révolution espagnole. Encore une fois, comme en 1915, l’infatigable Lecoin avec le tract Paix immédiate sauvera l’honneur. Mais ceci est une autre histoire…

Fabrice Magnone


[1Joseph Dejacque, Le Libertaire, nº 1, 9 juin 1858.

[2Carole Reynaud-Paligot, Les Temps nouveaux 1895-1914. Un hebdomadaire anarchiste au tournant du siècle, éditions Acratie.

[3Maurice Joyeux, Du Libertaire au Monde libertaire. Histoire du journal de l’organisation des anarchistes, collection Volonté anarchiste, éditions du Groupe Fresnes-Antony de la FA, p. 20.

[4Id. Ibid.

[5Maurice Joyeux, L’anarchie dans la société contemporaine. Une hérésie nécessaire ?, éditions Calmann-Levy.

[6Zisly, le Semeur, nº 55, 9 décembre 1925.

[7Georges Fontenis, L’Autre communisme, éditions Acratie.

[830 octobre - 1er novembre 1927.

[9C’est parmi ces réfractaires à l’Union sacrée que se recrute la première équipe du journal qui réussira en déjouant la surveillance policière à faire paraître un numéro en 1917.

[10Enquête menée par le Libertaire auprès de ses lecteurs du 23 février au 20 avril 1939.