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Que la terre te soit légère !

Serge Livrozet, l’être libre

janvier 2023.

Qu’est-ce qui fait que l’on éprouve en soi « la rage des murs » et que l’on mette tout en œuvre pour les abattre, ces murs ? Naître d’une mère prostituée et d’un père quasi-inconnu explique-t-il que l’on tienne, à l’âge adulte, non pas à se faire un nom mais à être admis parmi ses contemporains pour devenir celui ou celle que l’on pense être ? Que l’on ne s’accommode pas des a priori et des faux-semblants ?



Serge Livrozet (1939‑2022) n’a évidemment jamais eu la réponse à ces questions existentielles mais son parcours, au travers notamment de ses livres, peut apparaître comme une tentative de réponse. Pour l’avoir bien connu, nous aimerions rappeler et souligner la qualité de l’anarchisme qui le caractérisait. Comme l’écrivait Pierre Drachline (autre anarchiste de plume et de talent, mort précocement), « Serge Livrozet possède un singulier avantage sur l’immense majorité de ses contemporains. Cet utopiste, à la lucidité parfois impitoyable, sait que ses idées libertaires ne s’abîmeront jamais au contact du pouvoir. En revanche, elles permettent à quelques uns de continuer à respirer. » [1]

L’écriture, chez Livrozet, comme outil de compréhension du monde et l’écriture comme objet de redéfinition politique de ce monde.

S’il est difficile de se dire « anarchiste » dans un monde où il faut bien gagner sa vie, la plupart du temps de manière salariée, où tout nous contraint chaque jour à de petites ou de grandes compromissions, tout au moins peut-on s’efforcer de réduire l’ampleur de ces compromissions et tenter de vivre sans être exploité et sans soi-même exploiter autrui ; l’anarchie est de fait un chemin plus qu’un but.

C’est celui-ci que s’est efforcé de suivre Serge Livrozet — un bel exploit. En 1968, il adhère à la CNT et ne s’en éloignera plus guère, compagnon de route de la Fédération anarchiste, de Radio-Libertaire et de divers autres organes anars.

Incarcéré à maintes reprises, il fait partie de ces rares individus pour qui l’expérience carcérale aura été profitable. Lui, qui se retrouva très tôt livré à lui-même, plongé dans l’école sans concession de la rue, ne bénéficiant pas, gamin, des épaules paternelles ou maternelles sur lesquelles s’appuyer, pas plus que de celles d’un adulte quelque peu bienveillant, commit petit délit sur petit délit jusqu’à être condamné à une succession de peines de prison. Passons sur les aléas de son parcours biographique [2] et retenons juste que la solitude forcée derrière les barreaux déclencha son appétence pour le savoir, autrement dit un besoin de compréhension du fonctionnement sociétal, en même temps qu’elle aviva et étaya sa colère.

Inscrit aux griefs

Serge Livrozet reprochera toujours à la société de n’avoir su prendre soin du gosse qu’il était, au même titre qu’elle le fait avec des enfants issus de milieux plus favorisés. Cette affirmation n’est pas une négation de sa responsabilité des crimes et délits (essentiellement vols et cambriolages) qui lui seront imputés. Juste une demande à son égard d’un traitement non inique. Notre société libre et démocratique se doit de veiller à l’épanouissement intellectuel et affectif de l’ensemble de ses citoyens, notamment des plus jeunes parce qu’ils sont les plus vulnérables, et pas uniquement de ceux dont les parents possèdent des biens et/ou exercent des professions valorisées.

« Contrairement aux nantis, les plus démunis ne vivent pas en démocratie. Ils la subissent. » [3]

Mais cette démocratie-là n’est plus qu’une parure, une Dictature démocratique, ira-t-il jusqu’à dire [4]. Une falsification, qui n’accorde pas à tous les mêmes droits, sinon sur le papier, en théorie — en théorie seulement. Né dans un milieu plus aisé, Serge Livrozet, loin d’être le plus sot des humains, n’aurait-il pas fait des études, lesquelles, on peut raisonnablement le penser, l’auraient détourné du chemin de la prison ? Le prétendu déterminisme, voilà l’ennemi. Il le désigne dès ses premiers écrits et n’en démordra pas. Sa Lettre d’amour à l’enfant que je n’aurai pas [5] est à lire à l’aune de ce constat.

Bien paradoxalement, la prison — plus exactement les lectures que son séjour à l’ombre lui permet de mener [6] — lui ouvre les yeux. « … Il ne me semble pas inopportun de rappeler que ma bien modeste capacité à m’exprimer, je la dois aux années de prison que j’ai purgées… » [7] Le temps de la réflexion lui est accordé, ce dont il n’avait jamais bénéficié jusqu’alors, lui le prolétaire obligé de travailler dès l’âge de treize ans pour vivre.

Comme il l’écrira ici ou là, délinquants et personnels des forces de l’ordre ont souvent des profils similaires, ils ne sont que les rebuts d’un corps social dont l’élite joue à diviser les membres des classes laborieuses (ou exclus du labeur salarié, ce qui ne les en différencie pas). Tant que les individus du bas de l’échelle sociale s’entre-dévorent et aspirent vainement aux mêmes privilèges que les plus riches, ceux-ci, les tenants du pouvoir, ricaneront. L’exemple récent des Gilets jaunes en fournit la preuve éloquente : les pauvres sont condamnés à demeurer des pauvres ; ou, si l’on veut, la mascarade du foot business. Ne ressemblons surtout pas à nos ennemis, avertit Serge Livrozet, sans toujours, tout voyou qu’il était et restera, s’en prévenir — cf. certains de ses côtés un rien « flambeur ». Le pouvoir sous ses différentes et innombrables formes est donc à combattre.

La propagande par le mot

Le constat n’est pas nouveau mais l’auteur a su le décliner tout au long de sa vie et de ses écrits. Sa volonté d’ouvrir une maison d’édition, Les Lettres libres, une imprimerie et une librairie (rue de Crimée, dans le XIXe arrondissement parisien, où en 1986 la BRB [8] effectuera, à en croire les journalistes, la plus grosse saisie de faux billets jamais réalisée en France, dont il sortira acquitté) relève de son désir de promouvoir une parole libertaire, à une époque où les médias se vassalisent de plus en plus au despotisme de l’argent. La propagande par le fait, auraient expliqué les illégalistes du début du XXe siècle, ses ancêtres en quelque sorte. L’ancien voyou a de la gueule. Les coups de poings verbaux emplissent ses pages et ses déclarations publiques. « Loin de moi l’idée de jeter la pierre aux ouvriers », écrira-t-il ainsi dans Hurle !, l’un de ses premiers ouvrages (publié dans une collection sous l’égide conjoint de Jean-Paul Sartre, Michel Le Bris et Jean-Pierre Le Dantec, noms qui, à l’exception du premier, ne parlent plus guère aujourd’hui aux oreilles, mais qui ont eu une grande notoriété dans les milieux de gauche), « j’en étais, j’en suis et veux en rester un. Il n’empêche que rien ne m’interdira de dire la vérité, ni mon appartenance à la catégorie des travailleurs, ni surtout mes convictions de socialiste libertaire » [9]. Hurle  ! se termine par cette mise en garde toute libertaire : « … Cet essai n’a qu’un but, porter à la connaissance de chacun qu’il possède au moins un pouvoir dans son existence, aussi modeste soit-elle : celui de refuser le pouvoir d’un autre. »

L’acquisition du savoir, pour Serge Livrozet, s’accompagne de sa propre émancipation intellectuelle et, non moins importante, sociale.

Cette démarche, se mettre debout sans en quémander l’autorisation, à l’instar de celle d’autres écrivains catalogués comme « prolétariens », est foncièrement libertaire. Elle guidera sa vie entière. Ses lectures des auteurs anarchistes l’en convainquent et il ne reviendra pas dessus. La famille anarchiste est celle qu’il s’est choisie. Pour s’en sortir, assène-t-il, l’humanité n’a pas d’autre solution que d’établir une société sans dieu ni maître. Le pseudo-réalisme brandi par les partisans du système capitaliste, consistant à nous commander de remiser au loin nos rêves d’enfant, ne lui convient pas, lui le « déjà vieil adolescent […] blessé, tourmenté, à vif » [10] de toujours. « À quand remontent donc nos derniers espoirs frondeurs, ceux à propos desquels on nous a enseigné, ainsi qu’on l’inculque encore aujourd’hui aux enfants, qu’il faut que jeunesse se passe ? » [11]

Les médias ont souvent caractérisé Serge Livrozet d’« électron libre ». La formule est récurrente, les médias n’ont pas beaucoup d’imagination, quiconque ne marche pas dans les clous est vite ainsi qualifié. Elle s’applique pourtant parfaitement à lui, anarchiste de cœur plus que de raison, d’instinct plus que de réflexion, même si tous ces termes, cœur et raison, instinct et réflexion, s’entremêlent dans son œuvre et son action pour produire une pensée actualisée et vivifiante. Serge Livrozet n’était pas un théoricien. Un écrivain, oui, honnête et pragmatique. Un caractère. Le lire et le relire, histoire de fourbir nos armes, ne peut que faire du bien.

Thierry Maricourt


[1Pierre Drachline, in préface à Serge Livrozet, La Femme truquée, Encrage (Envers), 1994

[2Renvoyons ici les curieux à notre Histoire de la littérature libertaire (Albin Michel, 1990) dans laquelle Serge tient une belle place et répond à nos questions sur son anarchisme, et aux deux documentaires de Nicolas Drolc, Sur les toits (2014) et La Mort se mérite (2017).

[3Serge Livrozet, Irons-nous aux voix ?, L’Esprit frappeur, 2017

[4Serge Livrozet, La Dictature démocratique, Les Lettres libres, 1985

[5Serge Livrozet, Lettre d’amour à l’enfant que je n’aurai pas, Les Lettres libres, 1979 ; rééd. L’Esprit frappeur, 2022

[6Sur ce point, son parcours présente bien des similitudes avec, par exemple, celui d’un Maurice Joyeux.

[7Irons-nous aux voix ?, op. cit.

[8Brigade de répression du banditisme.

[9Serge Livrozet, Hurle ! Les Presses d’aujourd’hui (La France sauvage), 1976

[10Pierre Drachline, préface à Serge Livrozet, La Femme truquée, op. cit.

[11Irons-nous aux voix ?, op. cit.