Jeudi matin, 7 heures. On se lève et les gestes habituels s’enchaînent, comme tous les matins : douche, café, s’habiller, réveiller l’enfant, le déposer à l’école, rejoindre la voiture. Ce matin, cependant, l’esprit est comme parasité par une sorte d’appréhension, une idée grise gêne le bon déroulement de la pensée. On sait que l’ultimatum expirait cette nuit, et comme on suppose que personne, pas même Bush junior, n’oserait attaquer un pays musulman un vendredi, jour de prière, on en a donc conclu que c’était soit pour aujourd’hui, jeudi, soit pour lundi — le week-end étant sacré pour nous autres occidentaux. Huit heures trente, au volant, avant de démarrer on allume la radio. Immédiatement on comprend. Avant que la moindre information ne nous soit donnée sur la guerre, le jingle musical différent de l’ordinaire, ses tonalités dramatiques, nous avertissent qu’elle a commencée cette nuit. Curieusement, on s’étonne encore, et il faut le trajet qui conduit au boulot, soit une demi-heure de radio, de reportages sur le vif, de chroniques et d’analyses de généraux réveillés tôt, pour lentement se persuader de la réalité de la guerre. Neuf heures, ça bouchonne, on va encore être à la bourre. Tirs ciblés disent les journalistes, « attaque préventive », déclaration de Bush, déclaration de Saddam, guerre des ondes, Scuds sur le Koweit contre Tomahawks sur l’Irak. On songe un instant, presque honteux, que lors de la première guerre du Golfe on était encore jeune et, surtout, on avait pas ce bide. Pour le reste, c’est les mêmes salades, à peine sorties du frigo qu’elles sont déjà cuites. Neuf heures trente. Plus question de se rendre au boulot. On bifurque. C’est la guerre, voilà. Le boulot attendra.
À Publico, c’est calme. C’est normal, c’est fermé. On feuillette quelques bouquins, échange avec Laurent des impressions d’ordre morbide : à Ivry, ce matin, les sirènes ont retenti, les bombardiers américains passeront bientôt au-dessus de nos têtes, et les kurdes et les turcs et etc. On dit « ce soir, y’aura du monde », comme on s’envoie un rhum pour se remonter le moral. On sait que les copains et copines viendront, on espère seulement qu’ils viendront assez tôt pour nous aider à porter banderoles et drapeaux.
Quatorze heures, place de la République. Les lycéens, les lycéennes, se sont donnés rendez-vous là. Ils, elles arrivent par grappes, puis c’est une déferlante. Ils et elles crient, rient, se sont peint sur le visage des symboles de paix, sont content(e)s de se retrouver et puis il fait si beau. On se tient à l’écart, c’est une fête à laquelle on est pas invité et à laquelle, par ailleurs, on a pas tellement envie de participer. On se sent un peu vieux con, mais on est contraint de constater que ça manque un peu de hargne, de colère, ce cortège. Si l’énergie est là, elle se perd en slogans débiles (« si t’es contre la guerre tape dans tes mains, clap clap »), en spectacle-caricature de manifestation, où on peut, par exemple, surprendre trois RG en train de comploter : « on va les trimballer doucement jusqu’à Bastille ». Cela vous a un air de déjà vu, déjà subi, un parfum d’entre les deux tours de la présidentielle, quand les lycéens, lycéennes, certainement les mêmes, furent pratiquement pris en charge par les forces de police lors de leurs pérégrinations nocturnes à travers la capitale, promenades légères naïvement interprétées comme un acte de résistance. On se souvient qu’on fut, nous aussi, les victimes de certaines naïvetés. Maintenant, devenu vieux con, on décroche.
Seize heures. On écoute les informations, panique à Koweit-city, premiers mouvements des troupes US, Chirac qui, à Bruxelles, évite Tony Blair… on s’autorise une petite sieste.
Dix-sept heures, les copains sont là. On embarque banderole et drapeaux, tracts et autocollants. On s’étonne d’être si peu nombreux, mais les autres, qui travaillaient, nous rejoignent à Palais-Royal. La rue de Rivoli, ainsi que toutes celles donnant sur la place de la Concorde, sont bien évidemment interdites à la circulation. On la remonte à pied, drôle d’ambiance dans ce quartier bourgeois par excellence, habituellement soumis à des flots ininterrompus de bagnoles. Le silence surprend autant que le spectacle des couples attablés en terrasse, qui regardent passer d’un air narquois les drapeaux noirs.
Dix-huit heures, place de la Concorde. La foule est grosse, ça gueule bien. On franchit le pont sans entrave, les flics, massés sur le côté, nous laissent même passer devant l’assemblée nationale. Réflexion d’un copain : à une autre époque… Oui, à une autre époque, on l’aurait prise d’assaut, on y aurait foutu le feu, même, il y a dix ans jamais on aurait pu s’approcher aussi près du Palais. Faut croire qu’on est devenu bien mous, pour que le pouvoir nous accorde le droit de passer devant ses portes. On file, gentils, sur Saint-Germain. La nuit tombe, les plus excités sont debout sur les abri-bus : « Bush assassin ! ». 21 heures, Montparnasse, la manif’ touche à sa fin. La vitrine d’un McDo s’effondre : les journalistes le lendemain ne pourront s’empêcher d’écrire qu’elle a « volé en éclat ». Une lycéenne trouve ça « dommage », ça gâche un peu la jolie fête. On la sent prête à réclamer l’intervention de la police.
Vingt et une heures trente, on plie banderole et drapeaux, direction le métro. On est un peu crevé, normal, un peu déçus peut-être aussi, que ça n’ait été, en somme, qu’une manif’ de plus, une de celles où il faut être, mais où on est, sans plus. Après avoir ramené le matériel à Publico on se quitte sans enthousiasme. 22 heures, voiture, et donc autoradio. Nouveaux raids sur Bagdad, disent-ils, on commence à compter de part et d’autre les morts. Rentrer chez soi, dormir. Sans que vous quitte le sentiment d’avoir vécu, malgré tout, une journée particulière.
Fred