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Vaccination contre le harem chez Publico

Le jeudi 21 mars 2002.

« Êtes-vous vacciné
contre le harem ? »
de Fatema Mernissi
est un livre réjouissant. Au lieu des
sempiternels Européens épiant le
harem arabe, voici qu’une Arabe
traite de la différence de perception
du harem entre Arabes et
Occidentaux, et de l’intensité érotique
que les Occidentaux ont
injecté dans une institution en réalité
peu débridée. Le mot harem
viendrait de l’arabe hirm, interdit.
Les Arabes pré-islamiques tournaient
nus autour de la Kaaba, les
habits dans lesquels ils avaient
péché étant harim. Les femmes
aussi tournaient nues. Les choses
changent… Le harem est, selon
Fatema Mernissi, d’origine occidentale
puisque grecque. C’est le
gynécée où les Grecs riches,
nuance importante, enfermaient
leurs femmes. Le harem arabe est
double : d’une part, il constitue la
règle de séparation des sexes et de
réclusion des femmes ; d’autre
part, le lieu lui-même, l’architecture
qu’il a provoquée. Fatema
Mernissi affirme que dans le
monde arabe, la fascination pour
le harem est liée à Haroun al-Rachid,
qui créa un harem géant
grâce aux chrétiennes réduites en
esclavage par ses victoires contre
les Roumis. L’aspect érotique des
harems laisse en revanche froids les
musulmans qui connaissent, eux,
leur réalité quotidienne. Le harem
n’est pas un lieu où un homme
tout-puissant et des femmes soumises
satisfont à longueur de
temps les désirs sexuels échevelés
de l’homme. C’est l’endroit où
se déroule la vie familiale des
hommes, et, pour trop de femmes,
celui où se déroule leur vie tout
court. Mais c’est en outre la maison
de la famille étendue arabe,
des différents ménages des différents
fils, des tantes
célibataires, des
veuves, le lieu où
les enfants sont
élevés, où la vie
privée à l’occidentale
est impossible,
bref où les débordements
sont inimaginables.
Or,
l’Occident a disposé
très tôt d’informations
sur les
harems. Si les renseignements
des
ambassadeurs laissaient
fantasmer,
puisqu’ils n’étaient
pas admis dans les
harems, dès le XVIIIe siècle, des Occidentales
racontent leurs
visites et la vie
décente, si décente,
qu’elles ont vue. Le public n’en
retient que ce qu’il en veut retenir,
et le mythe du harem débauché
prend racine. Ingres, peintre
d’humble origine et de peu de succès
auprès des femmes, marié sur
le tard grâce à l’entremise d’amis,
va peindre sa vie durant des scènes
de harems. La complète passivité
d’odalisques splendides y enflammera
l’imaginaire occidental et
rendra Ingres riche et célébrissime.
C’est par Ingres que Fatema
Mernissi répond à la question :
« Pourquoi Allemands, Français,
Espagnols et autres Occidentaux
qui se réclament de la civilisation
gréco-romaine ne fantasment-ils
pas sur leurs propres harems qui
ont existé dans leur Antiquité ?
Pourquoi doivent-ils s’exiler en
Orient pour que se déclenche leur
fantasme du harem ?
 » Précisément
parce que le harem est loin. Il peut
en toute sécurité servir de soupape
aux désirs masculins, que la montée
de la liberté de l’individu, et
donc de la femme avec quelques
crans de retard, oblige à contenir
dans de strictes bornes. Des bornes
resserrées par un christianisme qui
hait le plaisir jusque dans le
mariage, un plaisir halal au
contraire pour le couple musulman,
sourit l’auteure. De même
que Montesquieu, dans Les Lettres
persanes
, se servit des Persans pour
parler aux Français, elle se sert des
Français pour parler aux Arabes :
elle conclut en effet que si, jusqu’au
XXe siècle, un Français tel
que Matisse, à l’instar d’Ingres,
rêve encore d’odalisques pour
compenser la croissante autonomie
des femmes, les Arabes seraient peut-être bien inspirés de
préférer le harem tout mental de Matisse à sa version concrète.

Nestor Potkine