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Errico Malatesta : Qu’est-ce qu’un délinquant ?

délit et répression
Le jeudi 21 mars 2002.

N’importe quel propagandiste anarchiste est habitué à s’entendre répéter cette suprême objection : qui réfrénera les délinquants ?

C’est là une préoccupation, à mon avis, excessive parce que la délinquance est un phénomène d’importance presque négligeable en face de l’ampleur des faits sociaux constants et généraux, et on peut croire disparaîtra automatiquement par suite du bien-être et de l’instruction, ainsi que des progrès de la pédagogie et de la médecine. Mais quelles qu’optimistes que soient les prévisions et riantes les espérances, il n’en reste pas moins que la délinquance et plus encore la peur de la délinquance, empêchent aujourd’hui les rapports sociaux pacifiques ; qu’elles ne disparaîtront certainement pas d’un seul coup au lendemain d’une révolution, si profonde et radicale serait-elle, et qu’elles pourraient être une cause de troubles et de désagrégation dans une société d’hommes libres, de même qu’un infime grain de sable peut perturber le fonctionnement de la plus parfaite des machines.

Il est donc utile et même nécessaire que les anarchistes se préoccupent de ce problème, plus peut-être qu’ils ne le font ordinairement, afin de mieux réfuter une objection courante, ou encore pour ne pas s’exposer à de désagréables surprises et à des inconséquences dangereuses.

Les délits dont on veut parler ici sont, naturellement, les actes antisociaux, c’est-à-dire ceux qui heurtent en l’homme le sentiment de pitié et portent atteinte au droit des autres une égale liberté — il n’est pas question, ici, de tous ces faits que le Code pénal condamne pour cette seule raison qu’ils touchent aux privilèges des classes dominantes.

Umanità Nova
27 août 1921


Pour nous, est un délit toute action qui tend à augmenter volontairement la souffrance des hommes : c’est la violation du droit de tous à une égale liberté et à la jouissance du maximum possible de biens moraux et matériels.

Nous savons bien que, même si on définit ainsi le délit et même pour celui qui accepte cette définition, il reste toujours à déterminer concrètement quels sont les faits délictueux et quels sont ceux qui ne le sont pas ; parce que, à part les délits qui, assimilant l’homme à la bête heurtent les sentiments fondamentaux de l’âme humaine et
sont donc universellement condamnés, les hommes ont des opinions très différentes sur ce qui est cause de souffrance ou de jouissance, et sur ce qui est bien ou mal.

Pensiero e Volontà,
15 août 1924


Mépriser les besoins matériels, au nom des besoins idéaux spirituels, c’est là une erreur et, souvent une hypocrisie de nantis. Les besoins matériels sont sans aucun doute des besoins inférieurs, mais il est nécessaire de les satisfaire pour que puissent naître et se développer les besoins supérieurs : moraux, esthétiques, intellectuels.

Umanità Nova
25 juillet 1920


L’anarchiste est un révolté ; mais il ne suffit pas d’être révolté pour être anarchiste. L’anarchiste veut sa propre liberté, il veut son propre bien-être ; mais il veut également que sa propre liberté et son propre bien-être ne nuisent pas à la liberté ni au bien-être des autres. Sinon, les meilleurs anarchistes seraient les plus grands tyrans.

L’anarchiste ignore la loi, s’il le peut ; mais il a sa propre loi morale, volontairement acceptée, qui lui impose de faire ce qu’il estime bien, indépendamment de ce que la loi des codes permet ou interdit. Et cette loi morale […] condamne la domination de l’homme par l’homme et l’exploitation des travailleurs par les propriétaires parasites. […]

Pensiero e Volontà
1er octobre 1926


L’un des prétextes que les gouvernements avancent pour justifier leur propre existence, c’est cette nécessité de se défendre contre ceux qui violent non pas l’« ordre social » mais les sentiments les plus fondamentaux qui font que l’homme est un homme et non pas simplement une bête qui fait horreur. Il faut éliminer toutes les causes sociales du délit, il faut éduquer les hommes aux sentiments de fraternité et de respect réciproque, il faut chercher les succédanés utiles du délit, comme disait Fourier ; mais, s’il y a encore des délinquants et tant qu’il y en aura encore, ou bien les gens trouveront la manière de s’en défendre directement et l’énergie pour le faire, ou bien ce sera la réapparition de la police, de la magistrature et donc du gouvernement.

Ce n’est pas en niant un problème qu’on peut le résoudre.

Umanità Nova
19 août 1922


On peut craindre, et à juste titre, que la nécessité de se défendre contre la délinquance ne puisse être l’origine et le prétexte d’un nouveau système d’oppression et de privilège. La mission des anarchistes est de veiller à ce qu’il n’en soit rien. En cherchant à découvrir les causes de tout délit et en s’efforçant de les éliminer ; en empêchant que des gens ne trouvent un avantage personnel à se consacrer à la répression du délit ; en laissant les groupes directement intéressés s’occuper par eux-mêmes de cette défense, en s’habituant à considérer les délinquants comme des frères qui se sont égarés, comme des malades à soigner avec amour, comme on le ferait avec n’importe quel hydrophobe et n’importe quel fou dangereux. C’est ainsi qu’on pourra concilier la liberté pleine et entière de tous et la défense contre ceux qui offensent cette liberté de façon évidente et réellement dangereuse.

Cela est possible, bien sûr, quand la délinquance se limite à des cas sporadiques, individuels, véritablement pathologiques. Car si les délinquants devaient s’avérer trop nombreux et puissants, s’ils sont, par exemple, ce que sont aujourd’hui la bourgeoisie et le fascisme, il ne s’agit plus, alors, de discuter encore de ce que nous ferons en anarchie : il s’agit de lutter et de les vaincre.

Umanità Nova,
30 septembre 1922


Avec les progrès de la civilisation, l’augmentation des rapports sociaux, la conscience de plus en plus grande de la solidarité naturelle qui unit les hommes, le niveau plus élevé d’intelligence et l’affinement de la sensibilité, les devoirs sociaux augmentent sans aucun doute, et beaucoup d’actes que l’on considérait comme relevant du droit strictement individuel et indépendants de tout contrôle collectif sont devenus et deviennent aujourd’hui des actes considérés comme intéressant tout le monde et qui doivent se régler sur l’intérêt général. Ainsi on considère aujourd’hui qu’un père n’a plus le droit de laisser ses propres enfants dans l’ignorance, ni de les élever d’une façon préjudiciable à leur développement et à leur bien-être futur. Il n’est plus possible de vivre dans la saleté, ni de transgresser les règles d’hygiène qui peuvent influer sur la santé des autres ; il n’est plus possible d’avoir une maladie infectieuse et de ne pas la soigner, ou d’avoir une maladie répugnante et d’en faire étalage. Demain, s’efforcer d’assurer le bien de tous sera considéré comme un devoir, et procréer en ayant des raisons de penser que les enfants ne seront ni sains ni heureux sera regardé comme une action coupable.

Mais ce sentiment des devoirs que nous avons envers les autres et les autres envers nous doit, dans notre conception sociale, se développer librement, sans autre sanction extérieure que l’estime ou la mésestime de nos concitoyens. Le respect, le désir du bien des autres doivent entrer dans les mœurs et ne plus apparaître comme un devoir mais comme le fait de satisfaire normalement les instincts sociaux.

Il y en a qui rêvent de moraliser les gens de force, qui voudraient qu’à tout acte possible de la vie corresponde un article du Code pénal, et qui mettraient volontiers un gendarme au pied de chaque lit et derrière chaque table. Mais s’ils ne disposent pas des moyens coercitifs pour imposer leurs idées, ils ne réussissent qu’à jeter le discrédit sur ce qu’il peut y avoir de meilleur ; et s’ils ont le pouvoir de commander, alors ils rendent le bien odieux et provoquent la réaction.

Les socialistes ont cette tendance à tout vouloir réglementer mais nous croyons, nous, qu’ils ne réussiront qu’à faire regretter, sur beaucoup de points, le régime bourgeois.

Pour nous, le fait de remplir les devoirs sociaux doit être volontaire et on n’a le droit d’intervenir par la force matérielle que contre ceux qui offenseraient violemment les autres et empêcheraient la coexistence sociale pacifique. La force, la contrainte physique ne doivent être utilisées qu’en réponse à l’attaque matérielle violente et dans la seule nécessité de se défendre.

Mais qui en jugera ? Qui s’occupera de cette nécessité de se défendre ? Qui décidera des moyens de répression ?

Nous ne voyons pas d’autre voie que de laisser faire les intéressés, de laisser faire le peuple, c’est-à-dire la masse des citoyens, laquelle agira différemment selon les circonstances et selon ses propres degrés de civilisation. Il faut surtout éviter que ne se constituent des corps spécialisés dans le travail de policier : on y perdra peut-être quelque chose sur le plan de l’efficacité de la répression, mais on ne créera pas ainsi l’instrument de toute tyrannie.

Nous ne croyons pas à l’infaillibilité des masses, et encore moins à leur bonté constante : bien au contraire. Mais nous croyons encore moins à l’infaillibilité et à la bonté de ceux qui s’emparent du pouvoir, légifèrent, consolident et perpétuent les idées et les intérêts qui prévalent à un moment donné.

Il vaut mieux, dans tous les cas, l’injustice, la violence transitoire du peuple plutôt que la chape de plomb, la violence légalisée de l’État judiciaire et policier.

Du reste, nous ne sommes que l’une des forces agissant dans la société, et l’histoire fera son chemin, comme toujours, en fonction de la résultante de ces forces.

Umanità Nova,
2 septembre 1920


Nous n’allons pas reprendre les arguments classiques contre la peine de mort. Pour nous, ce sont des mensonges quand nous voyons ceux qui les défendent être partisans des travaux forcés et autres substituts inhumains de la peine de mort. Nous ne parlerons pas non plus du « caractère sacré de la vie humaine » que tous affirment et que tous violent à l’occasion, soit en infligeant directement la peine de mort, soit en traitant les autres d’une façon telle qu’ils font de leur vie une torture, et qu’ils la leur abrègent.

Il y a des hommes qui sont des monstres du point de vue moral, monstres sanguinaires et sadiques, de naissance ou qui le sont devenus, et dont la mort ne saurait nous apitoyer — heureusement, il y a peu d’hommes de ce genre, mais il est certain qu’il y en a. Si ces malheureux représentaient un danger continuel pour tous et qu’il n’y ait pas d’autre moyen de s’en défendre que de les tuer, on pourrait encore admettre la peine de mort.

Mais l’ennui, c’est que pour appliquer la peine de mort, il faut un bourreau. Or le bourreau est un monstre, ou le devient ; et, bourreau pour bourreau, il vaut mieux laisser vivre ceux qui existent plutôt que d’en créer de nouveaux.

Cela vaut, bien sûr, pour les délinquants authentiques, êtres antisociaux qui ne s’attirent aucune sympathie et n’inspirent aucune commisération. Car s’il s’agit de la peine de mort en tant que moyen de lutte politique, alors… alors, l’histoire nous dit assez quelles peuvent être les conséquences.

Il Risveglio
11 février 1933


Depuis toujours, les armées en guerre et les partis révolutionnaires ont considéré qu’il était de bonne guerre de s’emparer, au détriment de l’ennemi, de tout ce qui peut faciliter la victoire, et donc aussi de l’argent dont on dit qu’il est le nerf de la guerre.

Est-ce que les anarchistes, qui sont ou du moins veulent être toujours en guerre inexpiable contre la classe capitaliste peuvent, tout en restant cohérents avec leurs principes, enlever aux riches ce qu’ils possèdent (argent, objets précieux, etc.) et s’en servir pour la propagande, l’armement et tous les besoins de la lutte ? Et s’il ne leur est pas possible de réquisitionner ouvertement l’argent, dans une guerre déclarée, peuvent-ils le prendre en sous-main, grâce à ce qu’on peut appeler des ruses de guerre, en un mot : en volant ?

En théorie, il ne peut y avoir aucun doute sur ce point, semble-t-il : dans une guerre juste, on a le droit d’employer tous les moyens qui peuvent faciliter et assurer la victoire sans léser le sentiment d’humanité. Mais il faut voir si tel ou tel moyen est vraiment utile, c’est-à-dire permis du point de vue moral et à conseiller du point de vue pratique.

Cette méthode (le vol pour la propagande) a été préconisée et pratiquée par des groupes anarchistes spéciaux, dans tous les pays et à différentes époques. Et elle a toujours donné des résultats désastreux.

[…] Il peut y avoir des exceptions individuelles : je pourrais en citer, si ce sujet n’était pas si délicat.

Mais ce qui est certain, c’est que partout où le vol pour la propagande a été admis, la corruption l’a suivi, ainsi que la méfiance entre compagnons, la médisance, le soupçon et, avec eux, l’inertie et la dissolution. Et les espions ont eu la partie belle parce qu’il n’y a plus eu moyen de contrôler les moyens d’existence de chacun.

Non, il vaut mieux avoir moins de moyens, il vaut mieux compter sur le peu d’argent versé et réuni péniblement, qui donne au travailleur la fierté de contribuer par son propre effort à l’œuvre commune, plutôt que, dans l’espoir presque toujours illusoire de trouver la grosse somme, courir le risque de voir se corrompre et disparaître certains des plus énergiques et des plus entreprenants de nos compagnons.

Umanità Nova,
12 juillet 1920


Pour nous qui voulons l’égale liberté de tous, est un délinquant celui qui viole, d’une façon ou d’une autre, la liberté des autres.

Umanità Nova
19 août 1922


Je crois que personne, en théorie du moins, n’est prêt à nier que la liberté, la liberté entendue dans le sens de réciprocité, soit la condition essentielle de toute civilisation, de toute « humanité » ; mais l’anarchie seule, représente sa réalisation logique et totale.

Cela étant admis, quiconque viole l’égale liberté des autres est délinquant — non pas envers la nature, non pas à cause d’une loi métaphysique, mais envers ses contemporains, et parce qu’il heurte les intérêts et la sensibilité des autres. Et tant qu’il y aura des délinquants, il faut s’en défendre.

Umanità Nova
30 septembre


Le problème du vol

Est-ce que les anarchistes admettent le vol ? Il faut bien distinguer deux choses. S’il s’agit d’un homme qui veut travailler et ne trouve pas de travail et qui en serait réduit à mourir de faim au milieu des richesses, c’est un droit pour lui que de prendre ce qui lui est nécessaire à celui qui en a trop, indiscutablement ; et si de cet homme dépend la vie d’autres personnes, enfants, malades, vieillards sans défense, ce peut même être un devoir.

Mais s’il s’agit d’un vol dans le but d’échapper à la nécessité de travailler, dans le but de se constituer un capital et d’en vivre, c’est clair : les anarchistes n’admettent pas la propriété qui est le vol commis avec succès, consolidé, légalisé et utilisé comme moyen d’exploitation du travail d’autrui ; ils ne peuvent donc pas admettre le vol qui est la propriété en voie de formation.

Celui qui ne travaille pas vit en exploitant le travail d’autrui, peu importe s’il l’exploite directement en qualité d’industriel ou s’il l’exploite indirectement en qualité de voleur… ou de rentier.

Nous ne jetons pas l’anathème sur la personne même des voleurs, pas plus que sur la personne même des capitalistes. Nous comprenons toute la fatalité des conditions sociales actuelles, de la situation dans la société, de l’éducation et c’est pourquoi nous voulons détruire le système qui rend possibles le vol et le capitalisme qui sont, au fond, une seule et même chose.

Umanità Nova
11 juillet 1922