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Au Caire, pivot de l’islam

Frères musulmans et nationalistes s’affrontent

janvier 1955.

L’évolution de l’Europe nous apparaît diluée dans une mer qui s’étale sur un siècle et demi, troublée, par les tempêtes et remous, qui ont nom 1848, unités nationales, tueries patriotiques ou sursauts naturels des peuples. C’est aujourd’hui le vieil Occident. Tout proche, le jeune Islam est pris en otage. Son évolution se précipite, mille et un phénomènes bouillonnent simultanément, d’où confusion aux regards de l’Européen.



Les couteaux sont tirés en Égypte. Une clique de militaires pédants et patriotards affronte les Frères Musulmans, secte puritaine attachée aux principes de la civilisation musulmane. Pourquoi ce duel, pourquoi l’Égypte ? Un continent s’étend du Maroc au nord de l’Inde, représente une communauté humaine, une mosaïque de peuples liés par une même pensée : l’Islam. La vallée du Nil y joue le rôle de charnière géographique, pont entre l’Afrique du Nord et l’Est Arabe, couloir vers l’Afrique noire. Le premier état moderne de l’Orient veut mettre le monde arabe à la remorque du Caire. Le zèle missionnaire du capitalisme anglais contribua largement à la montée en flèche de l’économie et à l’éclosion politique d’une terre passive durant deux mille ans.

Dès 1918, deux pôles caractérisent la vie intérieure de l’Égypte : la Cour des pachas, des Fouad et autre Farouk, d’une part, et le W.A.F.D. d’autre part. face à face, aux aguets, ces deux clans reçoivent épisodiquement le soutien de Londres, en quête du meilleur partenaire. Le W.A.F.D., mouvement d’expansion nationale et de large expression populaire s’interdisait, à l’origine, toute opposition de politique intérieure ; tous les horizons politiques en faisaient partie. La Constitution de 1923 le fait dévier en véritable parti politique, aux mains d’une mafia véreuse ; le procédé nous est familier. La gauche politicienne, corrompue comme il se doit, est en accord avec la Cour : maintien des féodalités, de tradition ou progressistes.

Une inconnue s’éveille sur le volcan dit révolutionnaire de 52 ; l’Armée, seule organisation issue des populations fellahs, porte au pouvoir un quarteron de jeunes officiers. Farouk les a acculés à l’action. Néguib, vieil outsider, reçoit une présidence symbolique, au profit de Nasser, véritable chef du gouvernement. Une lutte de personnalités, un maquignonnage de corps de garde, masquent l’information. La vérité est ailleurs, dans la renaissance des l’Islam politique, plus communauté de peuple que confession religieuse. Depuis vingt ans, le nationalisme étroit prétend dépasser cette nation. L’actualité ne le démontre guère. La répression acharnée contre les Frères Musulmans siégeant au Caire rappelle le sens des révoltes des tribus marocaines ou afghanes, entraves à la consolidation étatique.

Notre presse bolchevique aux très larges apparentements joue le duo simpliste impérialisme-souveraineté nationale. L’autre presse, le reste, emploie des nuances chatoyantes pour nous faire gober la barbarie d’Afrique du Nord ou un sous-produit du nationalisme : la collaboration réformiste. L’U.R.S.S. soutient quiconque refoule l’Occident,quitte à le condamner si son glacis de 10 colonies musulmanes est pris par la contagion.

Pour un libertaire, l’invention d’un quelconque « troisième front » romanesque serait une facile redite, hélas ! peu glorieuse : le choix hypocrite du clan de Moscou. Mais le couteau de la balance existe au milieu du choix colonialisme-nationaliste marxiste. N’oublions pas la volonté d’intégration des musulmans, tendant à détruire une trentaine de frontières, sous le couvert de l’Islam comme principe organisateur.

Quelle force supplantera l’autre dans le dénouement futur d’un nœud disparate ? La bataille sans merci qui se livre au Caire peut être décisive ; 350 millions d’hommes pèsent dans la paix du monde et l’anarchiste doit choisir dans le contexte de son époque.

Michel Lesure