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Cinéma

…Ce commerce

octobre 1954.

On connait l’anecdote. Elle est vieille comme le cinéma…, si elle n’a pas été inventée.

Le soir du 28 décembre 1895, après la fameuse séance du Grand Café, Georges Méliès proposa aux frères Lumière de leur acheter leur étonnant appareil. Et l’un d’eux aurait répondu : « Notre appareil n’est pas à vendre. C’est un instrument scientifique qui n’a aucun avenir commercial. ».

S’il a vraiment dit cela. Lumière a commis - du moins au départ - une erreur d’appréciation. Son cinématographe est devenu un redoutable commerce qui vend et achète à tour de bras.

Que vend-il ? Du rêve, disent des poètes. Du rêve dirigé, précisent des sociologues.

Pour le plus grand nombre, le cinéma vend tout simplement de la distraction. Le bon bougre échange son argent à la caisse contre deux heures et demie de spectacle, plus une pause consacrée au chocolat glacé.

À part une minorité qui ne reçoit pas ses impressions sans contrôle - à part aussi, les amoureux qui se désintéressent de ce qui passe sur l’écran - la grande masse des spectateurs vient chercher rituellement sa ration de fiction. C’est la grande foule des yeux qui absorbent tout et le transmettent à des cerveaux qui l’enregistrent sans débat.

Le cinéma actuel est un prodigieux vendeur d’idées toutes faites. On soupçonne que les meneurs du jeu en peuvent tirer une écrasante puissance et l’on identifie ces meneurs de jeu au capitalisme international. Or, celui-ci est à son tour plus ou moins manœuvré par la sottise, universelle ou particulière. Il lui arrive même de subir l’influence de quelque intelligence et parfois celle d’un génie - quand ses intérêts n’y trouvent pas à redire. Une seule règle constante : avoir l’œil sur le tiroir-caisse.

S’il est prouvé qu’un film subversif a fait recette, on fabriquera pendant un certain temps, du film « raisonnablement » subversif. Qu’est-ce qu’on risque ? Puisqu’on peut, dès que cela parait nécessaire, apporter un correctif efficace.

S’il est démontré que les curés n’aiment pas un certain genre de cinéma et sont assez forts pour en détourner une bonne partie de la clientèle, on évite ce genre.

Toutes les nations ont leur censure officielle et sont pourvues, en outre, de censures privées d’ordre politique, confessionnel ou tout juste mercantiles. Partout, des augures croient savoir ce qui plaira à la majorité et ils orientent en conséquence leurs gestes de financement.

En dernière analyse, le meneur de jeu, c’est tout le monde et ce n’est personne. C’est une volonté anonyme et muiltiforme de « faire de l’argent ».

« Le cinéma, a dit Georges Duhamel, est un puissant instrument de conformisme. » Ajoutons qu’il est d’abord le produit du conformisme commercial.

Comme tous les commerces, il vend. Comme toutes les industries, il achète des matières premières. Il achète des talents et des vertus. Il achète des droits d’auteur (c’est-à-dire le droit de trahir l’œuvre d’un auteur. Il achète des terrains. Il achète des inventions (quelquefois pour les emprisonner tant qu’il n’en a pas besoin pour se rajeunir). Il achète des idées et des absences d’idées. Le montant de ses achats lui sert d’argument de vente.

On perd l’habitude de mesurer une production cinématographique en disant, par exemple : « C’est un film de 1 200 mètres… » On dit, car il parait que « ça porte mieux » ; « C’est un film qui coute 500 millions. » À quoi, d’ailleurs, quelqu’un réplique : « Votre navet n’est que de 500 millions ? Mon chef-d’œuvre reviendra à un milliard ! »

Voilà où en est ce que le rêveur Canudo appelait le septième art. Mais qui parle d’art, de nos jours ? Quand on revendique des droits ou des protections pour le cinéma on ne parle que de l’industrie du film et on ne fait état que de considérations économiques.

Partout où l’on impressionne de la pellicule, il existe de la bonne volonté, du courage, du talent, de l’imagination, mais ils ne bénéficient pas de ce que la terminologie moderne nomme le plein emploi. Découragée, la bonne volonté. Suspecté, le courage. Critique, le talent. Bridée, l’imagination.

Les cinéastes européens louchent du côté de Hollywood : « Ils en ont de la veine ! Ils font des films qu’on ne nous laisserait pas faire chez nous… » Cependant que les Américains déclarent : « Nous ne pouvons pas nous permettrent de tourner des films comme les Européens ont la liberté d’en faire ! »

Voila qui donne un aperçu de la clarté de la situation.

Le miracle est que, malgré tout, on sorte de temps en temps, ici et là, des choses sensationnelles !

Le cinéma est un énorme commerce qui remue les millions à la pelle, et malgré cette richesse extériorisée, il n’est souvent qu’un commerce de pacotille. Il y a vingt-cinq ans, il semblait justifier un immense espoir. Depuis ce quart de siècle, il a connu plus d’un avatar : il s’est logé dans des palais, il s’est mis à parler, il s’est couvert de couleurs et il s’est étiré en trois dimensions, il a mobilisé des armées de vedettes et embrigadé de nombreux écrivains, sans devenir ce moyen d’expression dont nous avions tant attendu.

Il subit trop d’influences, il n’est pas libre.

Nous avons des metteurs en scène qui savent ce qu’ils voudraient faire, mais ils ne peuvent pas le réaliser, et cette impuissance n’est pas seulement motivée, comme on l’explique souvent, par la modicité des moyens matériels et techniques.

Si le cinéma est un art, il doit être un art de masse. Minute ! J’entends désigner ainsi un art vivifié par un double courant allant du créateur au public et inversement. Or, le cinéma, tel qu’il résulte de sa complexion commerciale, a assujetti les foules mais il ne les a pas amenées à s’intéresser à son propre sort. Il est pour elles une habitude, sans plus.

Pour créer un « mouvement » autour de ce négoce, on a institué ces deux foires internationales que sont la Biennale de Venise et le Festival de Cannes. Deux rassemblements au soleil. On projette des films devant un public choisi qui se fout éperdument de l’avenir du cinéma (au sens que nous donnons à ce mot), on discute, on se tire dans les pattes, on distribue des récompenses qui suscitent de nouvelles discussions, on s’engueule, on fait donner la presse, et puis il n’y a plus qu’à balayer les locaux et attendre la prochaine fois. Cette agitation para-mondaine assure quand même, grâce aux photographes, une notoriété éphémère à quelques paires de fesses qui se trouvent là opportunément.

Ces festivités, propices à l’industrie hôtelière et limonadière, ne fournissent pas les récoltes spirituelles qu’on peut théoriquement escompter d’une confrontation des films venus d’un peu partout. Elles ont parfois d’heureux effets sur la carrière de certaines productions, mais le public averti n’attache pas plus d’importance à la mention « Grand Prix de Cannes » sur une affiche de cinéma qu’à l’inscription « Prix Goncourt » sur la bande d’un roman. C’est tout dire ! Quant au public non averti, il ne s’en est jamais soucié.

Le cinéma sera différent quand le commerce sera obligé de s’aligner sur les désirs d’une clientèle débarassée de sa docilité moutonnière.

Ce qui laisse supposer que, là comme ailleurs, la solution du problème collectif est dans le développement de la culture individuelle. Ce qui n’implique pas du même coup - ah ! non ! alors… que le cinéma doive être un spectacle professoral.

Marcel Lapierre